Synthèse et morceaux choisis de l’essai de Denis Salas sur « le populisme pénal »
La volonté de punir, Pluriel, Fayard, 2010, 266 p.
« On les enfonçait dans l’eau
car en cherchant à les sauver
on eût fait chavirer la barque »,
André Gide, Souvenirs de la cour d’assises
Terrorisme, insécurité, répression, crimes sexuels, inflation carcérale, récidive, victimes, risque zéro…, dans un monde exposé aux pathologies chroniques du pluralisme, aux errements et instabilités de l’opinion publique, Denis Salas, magistrat, enseignant et chercheur, explique comment et pourquoi la société, du fait d’une politique devenue perméable aux émotions collectives, s’engage toujours plus avant dans la voie de la répression, au risque de faire vaciller une démocratie dans laquelle il s’agit peut-être moins, désormais, de punir un coupable que d’exorciser des peurs collectives.
I) Toi et moi : au nom du criminel, la voie de la correction
La longue histoire de la prison républicaine réalise un programme paradoxal. Le discours de l’humanisation des peines et de la réhabilitation des détenus y trouvait durant deux siècles son inspiration la plus constante. Mais à la fin du siècle dernier, l’irruption d’une insécurité multiforme donne à la peine une fonction moins rédemptrice. Ses vertus réabilitatrices se dissolvent. La volonté politique semble indifférente au travail obscur sur l’homme coupable. Sans cesse trempée dans l’indignation collective, la peine renoue avec les racines anthropologiques de la vengeance : faire mal pour éliminer le mal.
A l’origine pourtant, à lire les débats sur le Code pénal de 1791, la Révolution veut façonner un homme nouveau, régénéré. L’éducation et le travail sont les pivots de cette renaissance de l’homme coupable. Mais ce bel idéal ne résiste pas aux mutations sociales et aux remaniements du Code pénal de 1810, ce « code de fer » qui réintroduit la perpétuité. Entre l’ambition rédemptrice de la peine et la nécessité d’éliminer les inamendables, un paradoxe pénitentiaire se noue durablement. Jusque-là le partage était claire : l’Etat punit les corps, l’Eglise s’occupe des âmes. Les innombrables projets de réforme pénitentiaire aspirent tous à l’amendement. Nul ne se résout à un enferment sans perspective de pardon. La sanction n’exclut pas un projet thérapeutique ; le crime est une infirmité dont on peut apprendre à guérir. (« La peine privative de liberté a pour but essentiel l’amendement et le reclassement social du condamné », principe n°1 de la commission de réforme des prisons, 1945).
La constitution de 1946 symbolise la promesse d’une République qui se veut égalitaire, redistributive et solidaire. Un état résolument social offre aux individus un véritable filet de sécurité. Un élan humaniste prend appui sur le rejet explicite d’une Europe de la puissance et de la négation de l’homme. Ce qui compte d’abord est de défendre le délinquant en danger d’exclusion dans sa propre société. La prison, appelée alors Maison de correction, est à l’auteur des infractions ce que l’hôpital est au malade, un lieu de guérison. Le délinquant n’est pas cet « autre » que l’on fustige, mais un « semblable » qu’il faut réintégrer. A l’irrévocable criminalisation s’oppose une offre politique d’intégration. Bel exemple de cette « honte réintégrative » profondément inclusive à l’inverse de la « honte stigmatisante » d’aujourd’hui. L’homme coupable est regardé en face. Sa punition ouvre toujours sur une promesse de pardon. L' »état providence pénal » parie sur l’avenir. Ambition morale d’une justice qui doit « rencontrer celui qu’elle a saisi » et « le restituer à la société en le restituant lui-même ». La société se purifie non par l’exclusion de ceux qui ont violé ses règles, mais par leur réintégration. La peine est traversée de significations morales, sociales et thérapeutiques. Entre le droit de punir et le devoir de socialisation, le second l’emporte.
Cet élan humaniste se brise avec la guerre d’Algérie. La lutte contre le terrorisme et l’incarcération des Algériens dans les années 1960 provoquent un durcissement des règles pénitentiaires. Secousses de la décolonisation, menaces terroristes, insécurité urbaine, fardeau de la délinquance quotidienne. Dans les sociétés ouvertes de l’après-guerre froide, la menace ne vient plus de l’idéologie du camp adverse, mais d’un triangle formé par l’immigration clandestine, le crime organisé et le terrorisme : que répondre à l’inquiétude démocratique qui exige de punir moins un semblable qu’un autre, un étranger, un ennemi, au moment où s’amoncellent tant de menaces et de risques ? La lecture individualisante de la peine héritée du XIXème ne peut plus fonctionner.
« Eux » et « nous » : punir un autre. Aujourd’hui, la figure de l’autre dangereux domine la nouvelle économie pénale. Une rupture nette avec les grands modèles qui ont permis de penser la peine (dissuasion, rétribution morale et réhabilitation) dans une référence à l’homme coupable. Punir, c’était alors considérer le criminel comme libre et responsable de ses actes. Qu’on cherche à le dissuader ou à le moraliser, le sujet responsable n’est jamais perdu de vue. Les valeurs du christianisme et du pardon évangélique pousse au bout le souci d’individualisation. « Homme pécheur » ou « homme symptôme », susceptible d’être pardonné ou traité par les sciences humaines, il sera longtemps au centre de la réforme pénitentiaire. Guéri ou pardonné, diagnostiqué ou traité, l’individu occupe une place essentielle. S’il a violé le pacte social, il est aussi un être moral à corriger, une pathologie qu’il faut traiter. L’Etat a le devoir de socialiser les individus en usant de réponses préventives, éducatives et curatives.
II) Moi sans toi : au nom de la victime, la voie de la répression
A- Mutations sociales et pénales
Dans notre pays, la percée du populisme pénal, ces dernières années, est spectaculaire. Depuis les années 70, la demande de sécurité adressée à l’Etat est récurrente. Si la peine de mort a disparu de notre droit, on constate, en revanche, l’inflation des lois pénales et la lourdeur des peines encourues prononcées. A défaut de nourrir une politique de réformes, la question pénale devient l’un des enjeux de la compétition politique. Les lois se succèdent à un rythme accéléré dès lors que chaque majorité veut afficher sa réforme. Une seule référence domine les débats : la performance et l’efficacité dans la lutte contre le crime. Une omission aussi : les garanties du procès équitable jugées trop indulgentes pour les ennemis du genre humain. Une justification enfin : la cause des victimes.
Une chose est certaine : avec la multiplication des infractions, l’aggravation des peines et l’inflation carcérale, le prix de la sécurité ne cesse d’augmenter (entre le 1er octobre 2001 et le 1er septembre 2004, la population écrouée en France est passée de 46 000 à près de 63 000 détenus, soit une augmentation de 35%, chiffre sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale – 62 000 en 1946 – étant précisé qu’à l’époque la moitié des détenus l’était pour fait de collaboration dans un pays de 40 millions d’habitants).
Dans un monde postérieur au 11 Septembre et, aux élections présidentielles du 21 avril 2002, le discours politique veut rassurer et punir. Plus que la justice, la police et la prison – symboles de la puissance étatique – en sont les relais privilégiés. Dévotion à la sécurité promue au rang d’un droit fondamental. La tentation d’exorciser les grands problèmes de société par le seul interdit juridique triomphe.
Tout l’enjeu des réformes engagées vise ainsi à restreindre le pouvoir des juges dans la détermination de la peine : il suffit de consulter les manuels pour trouver les « tarifs » pénaux applicables aux crimes commis. Ecartant toute référence au modèle « réhabilitif », le jugement se réduit à une opération purement déductive dans la ligne de l’idéologie du « juste dû ». La loi bande les yeux du juge, les enrôle dans la guerre contre le crime et réduit leur jugement à un raisonnement purement déductif. La peine n’est plus une institution où peuvent se dialectiser la punition et le pardon, mais un guichet où se négocient des tarifs. Avec ces peines fixes, mise en place de toute une économie de la punition dominée par l’imaginaire du marché. La sécurité est moins un bien public qu’un bien marchand.
Ainsi, le passage en justice devient un moment où l’on paie sa dette à la société en ôtant aux protagonistes une bonne part de leur jugement. Système amoral, mais efficace à des fins sécuritaires et utilitaires : gain de temps en faisant disparaître tout débat judiciaire et adhésion à un système pénal aux ressources limitées. Avec ces peines fixées d’avance, tous, y compris l’accusé, peuvent en tirer bénéfice : une peine acceptée pour des faits non contestés vaut mieux qu’une procédure lourde et une décision mal comprise : simple, clair, court et ça évite de réfléchir. Deux pathologies guettent cette justice : le temps se dégrade en instantanéité, les formes en formalisme. Dès lors, la justice est devenue indifférente à la transformation morale des condamnés. L’éthique de la reconnaissance réciproque ne joue plus. Le bourdonnement de la machine procédurale rend inaudible sa voix. Les portes de la loi se referment à jamais sur le banni. C’est pourquoi, dans un collectif affaibli pauvre en médiations, contre un droit de punir individualisé naît une volonté de punir issue du besoin collectif de sécurité.
L’apparition de la période de sûreté en 1978 et de la perpétuité en 1994, ajoute à la peine d’emprisonnement l’impossibilité absolue de tout aménagement. La dialectique de la peine et du pardon est directement touchée. Equilibre rompu entre ces deux pôles ; ouverture d’une voie à une peine sans issue. Le temps ne fait plus signe vers un nouveau commencement, un à venir, mais se fige dans une inexorable expiation. Il stigmatise un présent criminel à perpétuité. Depuis l’abolition de la peine de mort, les longues peines s’allongent (de vingt à trente ans pour les crimes, de cinq à dix pour les délits).
La réintégration des délinquants ne peut résister à tant de facteurs contraires : délitement du lien social, opinion publique inquiète et émotive, choix politique – qui expriment avant tout une volonté de défendre la société. Sur la frêle balance de la justice, les droits de l’individu ne pèsent guère face à ceux de la société. Nous sommes passés de l’Etat Providence à l’Etat de Sécurité.
B- Qu’est-ce que « le populisme pénal » ?
Le populisme pénal caractérise tout discours qui appelle à punir au nom des victimes bafouées et contre des institutions disqualifiées. Réduite à une communauté d’émotions, la société démocratique « suréagit » aux agressions réelles ou supposées, au risque de basculer dans une escalade de la violence. Toute hésitation serait une marque de faiblesse. Toute faiblesse, une marque de complicité. Seule compte l’exaltation populiste de l’unité du peuple en péril. La vie collective semble suspendue à la dénonciation permanente de menaces. Trois systèmes (médiatique, judiciaire, politique) façonnent un « peuple-émotion » qui envahit l’espace public, avec une figure que tous veulent s’approprier : la victime.
A ce niveau, la peine n’est plus alors comprise comme la sanction d’une faute, mais comme la réparation d’un tort. L’engrenage de la plainte reproduit celui de la violence au lieu de s’en distancier.
Le mal ne se résume plus à une infraction assortie d’une peine. Ne se pense plus comme un passage à l’acte dont il faut décrypter le mystère. Il se mesure à l’ampleur des conséquences irréversibles qu’il crée dans son sillage. Le mal est dans la peur qu’il inspire, l’insécurité qu’il répand, mais aussi dans les risques qu’il nous fait courir. Les conséquences entrent dans la faute. Nous ne savons plus jusqu’où punir tant la dialectique de la punition et du pardon est désarticulée, happée par une émotion collective magnétisée par les violences subies. Le coupable devient un « lointain » à mesure que sa victime devient mon « prochain ». Le délinquant est réduit à un risque dont il faut se préserver. Sinon éliminer.
Affaiblissement des démocraties et irruption des populismes. Quand la prévention du pire occulte la visée du bien commun, quand le partage de la peur l’emporte sur le souci du monde, les institutions démocratiques ne peuvent que s’affaiblir. Le populisme tient sa force dans la synergie entre les trois facteurs que sont l’émotion du public, le discours politique et le récit médiatique qui oppose une pensée affective, des rôles stéréotypés, une représentation binaire, appelant un jugement immédiat du public, sans nuance.
Le mythe de la prison rédemptrice ne fonctionne plus. L’identité du détenu n’est plus un « moi » en instance d’avenir, mais un « ça » fixé une fois pour toutes. L’homme est figé, mis à distance, dans l’éternité télévisuelle de son crime. Un flot d’images déverse une vérité : l’innocence de la victime et l’horreur du crime rend invisible l’action transformatrice de la peine. Rivé à son acte, l’homme ainsi condamné ne peut plus socialement s’en séparer. La marque de l’infamie l’isole parmi les hommes. Sa peine est sans réintégration dans le temps, sans refuge dans l’espace. A l’opposé d’une peine qui punit un coupable, le sacrifice, par sa mise en forme narrative, médiatise, canalise, délivre des angoisses et peurs collectives. On répond au mal par le mal, selon le principe archaïque, tribal, vieux comme le monde, de la loi du Talion. Pourquoi ? Parce qu’un déplacement majeur s’est produit : nous avons pris le parti des victimes.
La découverte de l’expérience des victimes est récente. En quelques dizaines d’années, nous sommes passés à une idéologie victimaire. Avec des victimes bien trop souvent instrumentalisées sur le bucher médiatique de scènes politico-judiciaires. L’insécurité devient un thème de campagne électorale souvent décisif. Ce qui paie est la virilité punitive, la fermeté du ton, bref une posture d’homme d’Etat, défenseur des valeurs démocratiques, au premier rang desquelles figure la sécurité. Dès qu’un fait divers a un certain retentissement, il se transforme en événement politique. Souvent l’émotion se propage si vite que la réponse doit être immédiate. Aucun responsable politique ne veut paraître complice du mal frappant les victimes. Ce qui compte est de réagir : être sur les lieux, demander la plus grande fermeté à la justice, marquer sa détermination. La communion dans la réprobation fait office de lien politique. Il faut sans tarder affiner des résultats pour convaincre l’électeur de demain et l’opinion du moment. A un événement malheureux répond un acte fort qui démontre que le gouvernement agit. Le fait divers façonne une politique pénale qui vibre au contact de l’opinion.
A l’origine, la présomption d’innocence veut modérer la violence légale pour éviter les abus de pouvoir, les injustices, voire les erreurs. Mais cet équilibre est ici pris à revers : ce qui compte est non la généralité de l’infraction, mais la singularité de la victime ; non une accusation encadrée par une procédure, mais la revendication d’une punition illimitée. Le but est de satisfaire les familles endeuillées. Etonnant déclin du savoir psychiatrique qui a si longtemps régné dans les procès criminels : de circonstance totalement ou partiellement atténuante, la folie devient facteur d’aggravation. La peine punit un coupable, mais un sacrifice expulse les peurs collectives. Sa violence perce l’écran de la rationalité punitive. Elle oublie de peser les charges et les responsabilités. Seul compte le besoin d’effacer le mal par le mal. Une infraction se juge et se punit. Une transgression s’expie.
A partir des années 1975, les mutations de la criminalité accompagnent les mutations sociales liées à la croisance d’une délinquance en miettes – face cachée de la société de consommation, indissociable des sites urbains où l’anonymat multiplie les occasions de délit. L’augmentation des incivilités, de la violence va de paire avec la dégradation du lien social, la précarité, le chômage longue durée, l’amenuisement du filet de protection sociale, la ségrégation spatiale, avatars du capitalisme et de la mondialisation, dans des territoires de plus en plus vastes. En panne de politique sociale, l’Etat n’incarne plus la solidarité, n’offre plus de perspective d’intégration.
C- Quand l’ennemi devient l’autre, banal et sans visage
L’après 11 septembre inaugure une nouvelle ère, celle de la peur sans frontière. La mondialisation donne une ampleur inédite à cette mutation. Jusqu’à l’effondrement de l’URSS, le négatif, l’ennemi était l’autre, extérieur, hors frontière. La mondialisation a supprimé l’extériorité qui sépare nous des autres. Après 1989, la menace s’est intériorisée : immigration illégale, nébuleuse terroristes, trafics de drogues et d’êtres humains. Avec le terrorisme, on assiste à une démultiplication des sources de violence de masse en deçà des Etats. Les attentats du 11 septembre révèlent une crise des différences à l’échelle planétaire. Plus le monde est liquide – état renforcé par l’hyper fluidité de la communication – et sans frontière, plus s’accroît une demande de sécurité. L’ouverture des marchés et la libre circulation des personnes apportent avec elles une criminalité transnationale inédite. Les frontières ne nous protègent plus, les lois sont contournées et les appareils étatiques semblent impuissants face à la contagion des risques. Quand le flou s’installe et qu’il n’y a plus de frontière ni de limites à l’action préventive, la peur prend le pouvoir. Anxiogène parce qu’infiltré et invisible, au-dedans et non localisable, la menace de l’étranger devient obsédante. C’est autre autre sans visage est infiniment plus dangereux, dès lors qu’il s’agit moins d’un individu sujet d’une responsabilité, que d’un groupe d’individus à risques. Au contact d’une société fragilisée, le droit de punir s’amplifie démesurément : au lieu d’apaiser la quête de sécurité, il renforce l’insécurité. Dans une lutte du Bien contre le Mal, la fonction du droit : rassurer et protéger.
Peut-être sommes-nous entrés dans un « libéralisme de la peur » orienté non vers la visée du bien commun, mais par le partage des maux subis. Le spectacle de l’injustice crée un lien politique qui semble bien pauvre et négatif. Il est clair que nous ne punissons plus une part de nos semblables ni pour améliorer leur comportement, ni pour le réintégrer dans la communauté. Nous songeons avant tout à protéger leurs victimes. Plus encore, nous n’hésitons pas à produire des victimes imaginaires pour justifier des choix radicaux présumés plus protecteurs. Une transaction se dessine entre un Etat qui cherche ainsi une légitimité morale et des individus tentés par l’idéologie victimaire pour échapper au non-sens de leur malheur. Situation affectant l’équilibre de l’Etat de droit (entre sécurité et liberté) et la vie de la démocratie sans cesse secouée par des paniques morales.
Ce qui se dessine alors, est une délinquance sans infraction, gérée comme un accident, dont on accepte de payer le tarif en s’abritant dans des systèmes assurantiels. Le criminel est oublié au profit de la menace que font peser ses actes supposés sur les victimes éventuelles. L’autre n’a plus de visage sauf à l’y reconnaître dans une échelle de risque statistique, aune à laquelle une société calcule sa protection. Mais si le crime est commis, la prévention cède devant une volonté d’élimination.
Les finalités habituelles de la peine – rétributive ou disciplinaire – disparaissent devant une fonction purement sécuritaire. Plus rien ne masque une volonté d’exclusion fondée sur des postulats d’incurabilité et d’appartenance à des catégories à riques. Le développement d’un véritable marché de la punition en est la conséquence directe.
L’impact de la publicité et des technologies a peu à peu transformé le détenu en une marchandise. La démagogie politique et les médias de masse entretiennent complaisamment un climat qui se révèle un puissant stimulant pour l’expansion du système carcéral. Les métiers eux-mêmes se transforment : les contrôleurs judiciaires armés ont remplacés les travailleurs sociaux. La détention de masse ajoute l’anonymat à la marchandisation. Aux USA, la procédure de la peine de mort confirme cette trendance à l’indifférence morale. Fondée sur une stratégie de la dépersonnalisation du condamné en bannissant toute émotion. Système où le semblable est devenu un « tout autre », sans identité autre qu’un amas de chair, de sorte que nul n’ait honte de mettre à mort son semblable. (Certains n’hésitent pas à situer l’industrie pénale américaine dans une perspective proche de celle des camps de concentration nazis, dont on retrouve trois caractères de l’indifférence morale : autorisation illimitée de la violence, banalisation de ses actes et déshumanisation des cibles. L’insignifiance d’autrui est soulignée par l’absence de tout sentiment moral chez les exécutants et chez des spectateurs passifs). Perspective mortifère où nous engage le choix du tout-carcéral, si l’on suit le modèle américiain. Une peine qui n’est pas traversée par des logiques sanitaires, éducatives ou protectrices des droits n’est qu’une violence nue. Son potentiel de déshumanisation et d’indifférence à autrui redonne toute sa vitalité à sa vieille fonction expiatoire. Mais celle-ci emprunte de nouveaux habits : non plus la théologie de la pénitence, mais le marché, le contrat et la responsabilité. Autant d' »habits du diable » revêtus par une bureaucratie pour mieux se passer de tout principe moral. Le détenu perd son visage, son humanité. Il n’est plus que la représentation de son acte. Désincarné, il n’est plus relié à une liberté, mais évalué en fonction d’un risque. Réduit à son acte, il ne peut ni le dominer, ni s’en délivrer. S’il est jugé définitivement nuisible, il peut être encagé à vie, perdant ainsi tout droit à l’humanité.
D – Pour ce qui est de la… non, des délinquances …
La délinquance n’est que le point culminant d’une dégradation des relations sociales et économiques.
Le discours s’infléchit depuis la fin des années 90, avec une tendance à traiter les faits comme tels, sans s’encombrer d’interpétations sociologiques ou psychologiques. « Plus d’actes sans réponses » devient le maître mot du discours politique. La résolution du « problème des banlieues » passe par la « responsabilisation » des jeunes et de leurs parents. La volonté populiste de faire payer les parents des délinquants (suppression des allocations) gagne du terrain. Ne devient-il pas inconvenant de voir dans un délit la forme extrême d’un processus de vulnérabilité ? Les mots eux-mêmes n’ont plus le même sens en face d’un paysage aussi mouvant. Le mot prévention n’exprime plus une intervention individualisée. Devenue « situationnelle », elle désigne des techniques de sécurisation des biens. Bien loin d’un geste fraternel en direction d’un individu, elle voit en lui un autre menaçant qu’il faut mettre à distance par des bulles de sécurité. De quel « autre » pourrait-il s’agir du reste ? Face à un porteur d’actes anonymes et dangereux, il n’y a de place que pour un geste d’autodéfense. Seul compte de calculer sa riposte, non de nouer un dialogue. Naturellement, la propriété a toujours eu besoin de clés, de serrures et de bornage. Mais un imaginaire de la violence légitime est toujours prêt à renaître face à la peur. On prévient un jeune de sa propore déviance en le sermonnant au besoin. On sécurise ses biens face à des agresseurs virtuels. L’anonymat accroît le potentiel d’inquiétudes et le risque de victimisation. Peu importe que 80% des mineurs incarcérés ne possèdent aucun diplôme, que plus du tiers d’entre eux ne sachent pas lire. Nul ne veut voir les carences éducatives derrière l’acte délinquant. Nul ne prend le temps d’y lire le symptôme d’une insécurité subjective. La dualité du regard abolit l’unité de la personne clivée en deux images opposées. Seul un regard attentif et informé pourrait en rétablir l’intégrité. Nullement ce regard morcelé en représentations antagoniques, où l’importe l’acte démesurément visible, le risque souterrainement présent. Où est l’autonomie de ces sujets désaccordés qui vivent au jour le jour, incapables de se projeter dans l’avenir, ballottés entre les alternatives du « tout au rien », et du « tout, tout de suite » ? Si les « cas lourds » sont une réalité, ils étaient vus sous le signe de la « chance » éducative. Placés sous le regard d’une société de victimes, ils deviennent un stock de nuisances qu’ils suffiraient d’évacuer. La délinquance des mineurs, souvent peu structurée, faite d’occasions et d’impulsions, se déplace et se recompose au gré des hasards. Prise individuellement, elle offre un tout autre visage. L’adolescent qui « roule les mécaniques » peut aussitôt après fondre en larmes. Hors du groupe de pairs ou de la dénomination territoriale, sa provocation se dégonfle. La jouissance de la puissance va de pair avec le désarroi de l’impuissance. Tout se passe comme si nous ne savions plus voir dans le même jeune, à des moments différents de son parcours, la violence donnée et reçue. Mais qu’adviendra-t-il de ce déni ? Face à des aultes brandissant des interdits, l’adolescent va jusqu’au bout de sa révolte. Orphelin d’une loi accueillante, il sollicite la loi répressive. Regardé comme un risque, il devient le risque. Stigmatisé, il devient le stigmate. Face à une société qui ne lui donne pas d’identité autre que délinquante, qu’aurait-il à perdre ? Le communautarisme de quartier leur offre la seule protection qui vaille quand l’Etat cesse d’être perçu comme un bien commun.
Que dire de l’invisibilité de la délinquance des élites ? Sur la scène de l’apparence, la violence urbaine permet à l’Etat de montrer ses armes, d’afficher sa présence, de manifester sa force. Inversement, nul pouvoir politique ne se hâte de déterrer une délinquance invisible et gênante pour lui. Le chiffre de la délinquance financière et économique est faible, traduisant ainsi l’échec de la morale républicaine. La délinquance en col blanc retourne à sa pesante invisibilité. Alors que la production et la consommation de drogue sont une cible facile, le blanchiment des capitaux illicites est souvent indétectable, donc impuni. Forgée par la seule action des juges et policiers, elle disparaît sans eux. La difficulté est accrue par la concurrence sur les marchés, la complicité de certains Etats qui servent de plate-forme pour le blanchiment et la frilosité de ceux où les sphères politiques, administratives et économiques s’interpénètrent. Invisible, elle l’est surtout dès lors qu’elle subit l’atténuation des illégalismes de droit. L’illégalisme varie selon le niveau où l’on place. En haut, les élites disposent de moyens humains (avocats, experts), de stratégies de défense médiatique (fondé sur des réseaux d’amitié) et des ressources de la procédure pénale, ce qui place des boucliers procéduraux entre les juges et les puissants parvenus ; en bas, pour les délinquants ordinaires, il n’y a ni procédure (sauf d’urgence), ni avocats (faute de moyens financiers), ni médias (sauf pour attiser le sentiment d’insécurité). Que va penser en bas celui qui subit des contrôles policiers et expérimente l’inégalité flagrante de la justice ? Quel degré de confiance peut-il avoir en un Etat qui protège ses élites en minimisant leurs fautes ? Le combat contre le crime organisé et le terrorisme, par ex, rend la poursuite de la délinquance financière moins urgente. Plus l’une disparaît du champ, plus l’autre s’affirme.
Pour ce qui est du problème de la clandestinité, l‘accusateur principal étant l’administration, la confrontation avec les clandestins est brutale, presque physique. Nul ne s’efforce de donner aux individus un visage, une identité. Nul n’a le temps de restituer leur parcours. Le plus souvent, ce qui domine, est bien cet « effacement du singulier » par le numéro de dossier, les catégories administratives. Les normes abstraites cachent mal les corps mis à nu. Cohorte de sans-parole que l’on va détenir, transporter comme des paquets. Corps des sans-papiers et des grévistes de la faim que l’on sangle dans les avions du refoulement. On expulse les corps faute de vouloir comprendre les récits, de donner un sens aux situations. C’est le reflet d’un monde fractionné entre la liberté reconnue aux élites et la surveillance infligée aux autres, les plus pauvres ; celui d’un monde partagé entre des populations lourdement contrôlées et des individus nomades, circulant librement dans un monde fluide. L’abrègement du temps signifie la disparition des capacités de récit et des médiations nécessaires au dialogue. On mesure le conflit entre une éthique de la sollicitude et la froide gestion des flux.
E – Du principe de précaution
Aujourd’hui, le centre de gravité s’est déplacé, n’est plus individuel. Le débat actuel est moins de savoir quels sont les facteurs de risques de l’individu que quel est le degré de risques acceptables pour la société. Alors que l’individu devient périphérique, le souci de sécurité occupe une place centrale.
Répondre, en temps réel, à la petite et moyenne délinquance ? L’institution judiciaire intériorise la demande du public. A partir du moment où le destinataire de la peine n’est pas l’individu mais le public, celui-ci en devient le critère et la justification. Dépositaire des inquiétudes collectives, la justice se décrit de plus en plus comme un média qui doit envoyer des messages « clairs, limpides et non équivoques » à son public sur des sujets d’actualité où « être clair » signifie « frapper fort ». Cette « réponse » se définit par rapport à une attente collective largement façonnée par la presse, les faits divers médiatisés ou les porte-parole des victimes. Réduite à sa seule réactivité, la « réponse » devient proportionnelle non aux faits qualifiés, aux prudentes évaluations, mais aux indignations morales les plus contradictoires. Révolution silencieuse ces dernières années avec la montée en puissance des procureurs de la République qui dirige la police judiciaire, orientent les procédures, défendent les intérêts de la société à l’audience. Inflexion dans une société animée par la volonté de répondre à la délinquance plus que par le souci du délinquant. Mais dans le pilotage de l’action policière, cette réorganisation se fait sous le signe de l’urgence. Ainsi se développe une compétence spécifique (décider vite) très éloignée des fonctions classiques du magistrat : le doute méthodique et l’analyse prudente des faits. Le type d’organisation traite l’information. La norme du système est construite pour réagir à une impulsion. La part évaluative du jugement est simplifiée à l’extrême. Ce que le parquet gagne en efficacité, il le perd en capacité d’analyse. S’il s’agit de répondre à la délinquance, des formes brèves s’imposent. Alors qu’au XIXème siècle la moitié des affaires passaient par une instruction, elles ne sont plus que 5% actuellement. En 2002, la comparution immédiate (jugement immédiat et sans instruction) a augmenté de 20%. Cette gestion des flux génère un sentiment de lassitude, de disqualification, ou même de perte d’identité. Chacun, pour sauvegarder son rôle, doit accpeter que sa décision soit programmée par des effets de système. Pour ne pas paraître incompétent, il faut paraître performant, s’inscrire dans une culture managériale.
Au partage des risques s’ajoute leur nécessaire anticipation. A la responsabilité s’oppose la traçabilité. Punir un semblable, c’est postuler que la liberté d’autrui n’est jamais perdue de vue. A l’horizon de toute peine, quelqu’un doit « répondre » de ses actes. A l’opposé de ce schéma, la traçabilité place ces actes dans un réseau d’informations où plus personne ne répond plus de rien. Un sujet à risques est défini par une batterie de réponses à un questionnaire, une accumulation de renseignements et de traces soigneusement stockées. A aucun moment sa responsabilité n’est réintroduite, sauf, s’il y a lieu, au moment du jugement. Ni libre, ni déterminé, sa déviance est inscrite en lui à son insu. Comment identifier une responsabilité dans une série d’indices dépourvus d’origine, de visibilité, de centre ? A cette désindividualisation de la déresponsabilité s’ajoute le démembrement de la personne. Stigmatisée par des signes, elle se réduit à un objet de savoirs : molécules d’ADN, logiciels de profilage, objet de surveillance par satellite… « Types », « profils », « signes particuliers » : tout un système scintifique d’investigation se met en place pour démultiplier la capacité de contrôle, la traçabilité. Ce qui compte est moins la marque infamante que la trace qui conduit à l’auteur. On en vient même à douter de l’humanité de ce « prédateur », tant il est déjà hors de la communauté, tel l’homo sacer du droit romain archaïque, cet homme chassé de la cité que l’on pouvait tuer impunément. Le crime n’est plus justiciable d’un jugement, mais d’un diagnostic de réitération.
On mesure la rupture qui traverse la rationalité pénale. Dans les modèles individualisés, on punit un coupable tantôt pour ce qu’il a fait (rétribution), tantôt pour qu’il ne ne recommence pas (dissuasion), tantôt pour l’aider à ne pas recommencer (réhabilitation). Avec le modèle de la précaution, l’identité criminelle n’est plus vue du côté des individus, mais dans la catégorie à risques qu’il incarne. Nous ne partageons plus avec eux des significations communes, mais contre eux des risques anticipés. Il n’ a plus d’infraction, mais des menaces, plus de délinquant, mais des groupes cibles et des territoires à risques. La sécurité ne se conçoit plus ni avec l’autre jugé responsable de ses actes, ni contre l’autre, mais, de fait, sans l’autre. Cette attitude de précaution se nourrit de tout un système d’alertes et d’approfondissement des connaissances. La prolifération des fichiers en est le symbole. Plus le fichage s’accroît, plus la liste de ces suspects du « dehors » grandit. Le crime est pensé du point de vue de la victime potentielle (prévention, sécurisation des lieux, assurance), à laquelle nous ajustons le droit (peines accrues contre les « cibles endurcies »). Cette passion pour le renseignement accumule un savoir qui ignore tout de la singularité de leurs auteurs. Comment alors envisager une réinsertion, se projeter dans l’avenir quand la société se souviendra de tout ? L’idée de réhabilitation subit une lourde défaite. Celui qui tient le fichier ne tient pas seulement la liberté d’autrui. Il l’attache irrévocablement à la trace de ses condamnations. Pis, il peut désormais produire les preuves d’une carrière criminelle. Un acte pourra toujours être rattaché à une séquence de traces. Une vocation pour le crime peut ainsi être déterrée. A l’appui de cette découverte, il sera aisé d’éluder tout espoir de traitement, toute projection dans un futur. Le fichier est le gardien du temps, des émotions et des peurs. En voulant protéger la société, il la fige et la rétracte. En effet, avec les médias de masse, il s’agit moins de comprendre les causes de l’insécurité réelle que de surveiller des groupes et des lieux désignés. Ils portent un regard chosifiant, comme si les hommes étaient des objets. Ils nourrissent cette peur de l’autre alimentant le discours populiste.
Enfermer, exclure, territorialiser. Ce qui compte est de suivre à vie ces déviants, les rendre ainsi toujours visibles, les « marquer » aux yeux de l’opinion pour nous en protéger. Nous en venons à « voir l’autre à travers le stigmate » : cette hypervisibilité finit par rendre invisible l’humanité de l’autre.
Une crise de confiance profonde traverse la représentation qui forme le coeur de la légitimité démocratique : taux massif d’abstention, faiblesse des grands partis, montée des partis extrêmes et volatilité de l’électorat. La dialectique entre le peuple et ses représentants est perpétuellement à reconstruire. Encore faut-il, pour cela, ne pas renvoyer à ce peuple le miroir de ses émotions, mais plutôt ses interrogations, sa mémoire, sa capacité d’agir.
« Eux » et « nous » : punir un autre. Aujourd’hui, la figure de l’autre dangereux domine la nouvelle économie pénale dans laquelle l’Etat a le devoir de socialiser les individus en usant de réponses préventives, éducatives et curatives.
Et si nous osions rouvrir les portes de la Loi ? La Loi, suggère Kafka (Le Procès), loin d’être un ensemble de règles, est un monde où vivre ensemble. Son accès est entre les mains de ses gardiens. L’expérience positive ou négative que chacun peut en faire dépend d’eux. Mais si ses gardiens – parents, éducateurs, policiers ou juges – renoncent à occuper leur place par lassitude ou par peur, le monde de la Loi devient alors inaccessible. Il peut se transformer en une pure violence au fur et à mesure que les médiateurs se dérobent. Si chacun à sa place est défaillant, si nul ne s’autorise à singulariser l’application de la loi, la communauté devient inhabitable. Elle se vide de l’intérieur et se durcit à sa périphérie. Sa volonté de punir sera proportionnelle à son échec collectif. Conçue comme une pure contrainte, la punition n’est qu’un « atermoiement illimité », un enferment dans une attente démesurée. Aucune perspective ne lui donne sens. Les portes de la Loi sont refermées. Si une société n’assume pas ses responsabilités à l’égard de ses déviants, si elle est réduite à un troupeau apeuré par l’insécurité, elle punira en croyant se protéger. Chacun se transforme en instrument d’exclusion tout en proclamant son innocence. Parents fatigués, éducateurs surchargés, policiers ou juges sous pression, tous répètent : « Il faut punir, punir ! ». A se dérober à la relation singulière, à grossir démesurément un acte, à voir un risque de naufrage de la société, chacun façonne un peu plus la marque de Caïn. Quand les parents, éducateurs, et professeurs baissent les bras, qu’advient-il de l’élan éducatif ? Investies d’une mission de substitution de l’autorité défaillante ou de bras armé d’une autorité humiliée, les institutions pénales iront-elles jusqu’au bout de leur radicalité punitive ? Evitons de vérouiller les portes de la Loi. Sachons éclairer ses gardiens – tous – pour en rétablir la promesse d’intégration.
III) Moi avec toi : au nom des nôtres, la voie de la (co) restauration
« La paix ne peut se fonder que sur l’idée que les rapports entre les hommes sont des rapports entre semblables », Charles Lefort, Ecrire à l’épreuve du politique.
A – Rétablir de la proximité
Sous l’empire du traumatisme, la justice ne fait plus tiers entre les hommes. La perspective de réintégration du condamné est moralement impossible tant la proximité avec la victime est étouffante. Le danger demeure toujours là : un homme capable de « ça » ne change pas. Toujours présumé coupable, le nuage de violence d’un jour continue d’assombrir les vies brisées.
Dans un monde fluide où les frontières se brouillent, les relations des hommes entre eux sont hautement instables. Les murs qui séparent le « prochain » du « lointain » se désagrègent. C’est de l’intérieur de la société que surgit le terrorisme, c’est dans les failles ordinaires que se cachent l’inceste ou les violences sexuelles, dans les communautés éducatives que l’on découvre des pédophiles. Le danger venant de l’extérieur était visible, le danger du dedans est invisible et imprévisible. Ce qui rapproche le pédophile du terroriste est qu’ils sont tous deux des ennemis du genre humain d’une extrême banalité. Pour nous en protéger, la loi pénale doit sans cesse tracer cette frontière entre « nous » et « eux ». Elle sépare les délinquants et les honnêtes gens, les bonnes et les mauvaises victimes. Les stratégies de mise à distance sont d’autant plus intenses que la proximité est vécue comme contaminante. Le sens de l’acte oscille, tendu, entre l’incompréhension qui accuse et la compréhension qui explique.
Contre l’autorité bafouée, face à cette violence, seul un impératif de modération peut justifier la riposte. Le travail paradoxal qui consiste à affaiblir sa force pour ne pas rentrer dans cet engrenage permet au policier de rester lui-même, ne pas apparaître comme persécuteur. Le policier pourrait-il parvenir à transformer l’énergie de la violence en médiation ? Malheureusement, celle-ci a plutôt développé des outils de mise à distance (patrouille motorisée) au détriment de l’îlotage (patrouile pédestre). Une police de proximité qui consiste à se mettre à l’écoute des plaignants, ce qui renforce l’engrenage de la pénalisation et de la victimisation. On peut rêver d’un autre regard policier, en uniforme et non en tenue de combat, nourri d’un savoir acquis par la proximité avec ses semblables, sachant agir, mais aussi fermer les yeux. L’autorité grandit par la modération du pouvoir, et disparaît dans son excès.
B- La nécessité du deuil
Le droit de punir sombre alors dans la seule réparation des victimes. Une attente morale, thérapeutique et cognitive surplombe la scène pénale : paradoxe étonnant d’une justice ayant si longtemps oeuvré pour la réparation des auteurs qui cherche maintenant à « restaurer » les victimes. En somme, une fois le mal commis, la peine ne suffit plus. La dette subsiste et cherche son dû. Comment survivre, revivre, sortir du trauma, bref, traverser le dueil ? La victime ne cesse de chercher une réparation, de forcer une offre qui se dérobe. Sa quête demeure infinie. Or, il est un temps où il faut passer de la dette au deuil, de la réparation au pardon en voie d’une saine reconstruction.
C – Diversifier les réponses
Comment défendre une culture démocratique menacée par la radicalité de la volonté de punir ? A la démesure pénale, il s’agit d’opposer un surcroît de délibération politique. A la célération populiste d’une communauté d’émotions, des médiations patientes entre l’Etat et l’individu. A la durée solitaire de la peine, à l’indifférence à l’égard d’autrui, une éthique de la reconnaissance mutuelle. A la tentation immémoriale de la vengeance, un souci équilibré des victimes, des auteurs d’infractions et de la collectivité. Ce qui suppose de penser un monde commun dont chacun se sente coresponsable. Tant il est vrai qu’une société démocratique plus portée à exclure qu’à lier ne peut se projeter en avant. Otage de ses peurs, une telle société ne peut construire qu’un lien social pauvre et négatif.
Les jeunes délinquants seraient-ils toujours plus nombreux, plus jeunes, plus violents ? Hédonistes, ils chercheraient avant tout le plaisir immédiat et à maximiser le profit. Il ne suffit pas pourtant d’éradiquer « un noyau dur » pour vaincre l’insécurité. Pourtant, jamais la justice des mineurs n’a été aussi sévère à leur égard, d’incarcérations prononcées. Il n’y a ni culture de l’excuse, ni complaisance sociologique à punir la délinquance comme acte et à la traiter comme effet de la dislocation familiale et de l’échec scolaire. Une authentique culture de la sécurité suppose la répression mesurée des actes, un diagnostic contextualisé de leur signification, un traitement ajusté. Ces dernières années, les hausses de la criminalité les plus fortes se sont produites dans les pays au plus fort taux de policiers par habitant. Ce qui ne veut pas dire que la police est impuissante, mais que son organisation répond mal au type de problèmes posés (les lacunes dans la formation et l’encadrement de la police, jointes au renouvellement rapide des effectifs en région parisienne, sont autant de signes de fragilité). Une police démocratique doit être capable de contrôles internes afin d’obtenir la confiance du public.
Enfin, la prison comme seul moyen d’empêcher la récidive ? A perpétuité ? Or, toute peine a une fin. Plus encore : seule l’existence d’un terme lui donne sa finalité. C’est la libération conditionnelle avec ses contrôles et obligations qui évite la récidive. Or, 82% des condamnés libérés ne bénéficient d’aucun accompagnement (si l’on ne regarde que la toxicomanie, c’est la médicalisation de la réponse et les produits de substitution qui ont réduit la délinquance). En croyant défendre la société, la pénalisation la fragilise. Elle met face à face un Etat surarmé et une poussière d’individus abandonnés par des institutions disqualifiées. En fixant les attentes sur la justice pénale, elle néglige les autres régulations et, au bout du compte, affaiblit la société. Or, toutes les institutions sont concernées par le contrôle de la violence. Ce sont elles qui introduisent le temps et les médiations permettant aux conflits de se démouer. La véritable force de la société est dans sa capacité à réguler les conflits dans les institutions (famille, école, travail), non de demander à un pouvoir imaginaire de les résoudre. A toutes les institutions de jouer leur rôle, mais aussi aux initiatives qui appellent les citoyens à prendre leur part dans un monde commun perpétuellement à reconstruire.
Préserver la pluralité des réponses à la déviance, pluralisme permettant de maintenir un dialogue confiant entre les professsionnel de l’acte (policiers et juges) et ceux de la personne (soignants, travailleurs sociaux). La modération des peines peut s’appuyer sur ces régulations forgées par le partenariat. Elle doit beaucoup à ce métissage des savoirs qui s’enracine dans la connaissance des ressorts profonds de la déviance et désamorcent ses mécanismes de reproduction.
L’irruption d’une grille stratégique qui décrypte les guerres civiles cachées dans la moyenne et petite délinquance appauvrit nos réponses. Face au risque délinquant, il faut préserver la différenciation des savoirs, faute de quoi, nos réponses seront elles aussi indifférenciées. Tout l’enjeu est de réveiller la part éducative enfouie dans les institutions. Nous ne pouvons plus rester à un rapport « paternel » ou punitif entre l’Etat et l’individu, le juge et l’enfant. L’Etat ne peut plus, à lui seul, incarner le bien éducatif face au mal pénal. Il s’agit de se tenir sur les deux fronts en acceptant le « conflit éducatif » dans les quartier et en assumant « le rôle régulateur de la sanction pénale ou coercitive ». Penser la justice des mineurs dans une dominante purement pénale n’est pas sans danger. Elle doit être repensée à la hauteur d’une délinquance massive, chronicisée par la pauvreté, le chômage et l’exclusion. Le moment bref de la sanction épuise ses effets en soldant les comptes d’un acte. Le temps long de l’action éducative, au plus près du conflit familial, exerce une action transformatrice. Seul, il restaure un lien social qu’une action exclusivement pénale affaiblit. Seul, il peut aider la société à articuler le passé et le futur, à instituer la continuité des générations.
D – Pour une justice restauratrice : le défi à relever
A quelles conditions est-il possible de résister aux élans de la volonté de punir qui fragilisent tant nos démocraties ? En se livrant à la surenchère pénale, la démocratie joue contre elle-même, dénature sa fonction d’expression du peuple. Pour retrouver l’équilibre institutionnel où la justice contrebalance le pouvoir, il faudra puiser dans une volonté commune d’assumer une coresponsabilité pour le monde. Quand l’appareil d’Etat lui-même fonctionne à l’exception, quand la défense des droits n’est plus sa priorité, quand le monde lui-même se conçoit à travers la seule puissance, alors s’impose une éthique de la résistance légitime. Elle doit résister à la pathologie du populisme pénal qui affecte la représentation politique et le droit de punir : d’un côté, tenir à distance l’ivresse démagogique d’une communauté d’émotion ; de l’autre, retrouver une certaine sagesse pénale. Le projet d’une justice restauratrice peut être l’antidote aux excès de la pénalisation et aux apories de la victimisation.
Aussi, peut-on imaginer une justice qui échappe au couple de l’accusé et de la victime ? Comme les pays anglo-saxons qui ont développé des formes communautaires de justice en réaction au mouvement de criminalisation et avec le souci d’inventer des formes alternatives de justice. La place de l’Etat y est moindre, la société civile plus autonome (fournissant elle-même des initiatives novatrices). Par postulat, la justice restauratrice refuse de punir un coupable et de dédommager sa victime. Elle veut mobiliser au contraire toutes les parties prenantes d’un conflit pour restaurer les liens sociaux entre offensé, offenseur et collectivité. Il s’agit de sortir de la logique de l’exclusion, du contre, du parti pris. C’est un processus de reconstruction de la vie collective où chacun doit s’impliquer. Pour pouvoir continuer à vivre ensemble, la réconciliation est le seul chemin possible.
La justice restauratrice est une alternative à la justice pénale, à la gestion purement carcérale de la déviance. Par rapport à la justice pénale, la rupture est triple : il n’ a pas d’infraction (et donc de couple coupable/victime), mais une offense ; pas de condamnation de l’acte coupable, mais un processus de restauration du lien ; pas de juge qui tranche, mais des médiateurs, des faciliteurs de parole. A distance de l’appareil étatique, la justice est rendue à la communauté. Le but n’est pas de faire payer à un seul le prix de son acte, mais que tous se sentent concernés par le tort, que tous entrent dans le cercle de la réparation. Ce n’est pas son préjudice qui est réparé, mais le lien social conçu comme un bien commun qui est restauré. Ce qui compte est de mettre chacun en situation d’implication et de restauration du lien dont tous sont coresponsables. Chacun doit retrouver la grammaire qui permet de se lier à un langage commun. Ce type d’instance peut exister parallèlement au système pénal.
Le ressort de cette justice restauratrice est la honte. A l’opposé de l’humiliation, elle exprime une désapprobation compréhensive de la part de la communauté. Le regard porté sur l’acte ne désigne plus un coupable, mais un membre de celle-ci. Pour sortir de la honte, le rituel ne doit pas être punitif. Il ne résulte ni de la rétribution (« Tu es coupable, tu seras puni pour la faute »), ni de la réhabilitation (« Tu es coupable, mais tu vaut mieux que tes actes »), mais de la volonté de régler une dette mutuelle : « en m’offansant, tu t’es endetté à mon égard ». Par conséquent, « tu » me dois la vérité afin qu’ensemble « nous » puissions retrouver la paix (je/tu>nous). L’offenseur doit se dissocier de son acte, prendre le risque de se couvrir de honte, en reconnaissant les faits, en regardant la victime en face. Le ressentiment demeure pour que le crime devienne une réalité morale aux yeux du criminel, mais la société se crispe moins sur sa sécurité et les vies endommagées dont elle parvient à faire le deuil : elle regarde en avant et, dans le meilleur des cas, elle le fait pour que le méfait ne se reproduise pas. L’acte est réprouvé, mais son auteur est aussi reconnu comme maralement capable de changer. Sorti de sa métérialité brute, il est mis en récit, réécrit au futur, réinscrit dans un projet qui le dépasse. L’entrée de l’auteur dans un itinéraire moral est rendue possible par la confiance qui lui est maintenue.
L’éthique restauratrice fait plus que désamorcer l’éthique de la colère. Elle place l’oeuvre de justice dans une perspective de compréhension qui nous lie les uns aux autres par-delà nos conflits.
On ne peut donc pas éviter de payer au moins trois dettes :
– celle due à la Loi, parce que toute société organisée vit par ses codes, interdictions et sanctions ;
– celle due à la victime, qui doit être reconnue à sa place, dire son récit, obtenir réparation ;
– celle due au condamné qu’il faut mettre sur la voie de la réintégration de la communauté.
Impossible ? La justice, dans ce sens, reste une médiation imparfaite et pour cela vouée à réinventer ses propres formes. Sa contribution à la paix n’en existe pas moins sur les trois plans : réduction de la criminalité (prévue par la loi commune), réinsertion envisageable (du condamné), réparation des torts causés (à la victime).
E – Au-delà de l’accusation et de la compréhension : le pardon, pour rendre possible un devenir
Résister à un usage répressif des droits de l’homme. Dans une société dominée par le pluralisme des valeurs, où les frontières de la réprobation morale sont relatives, celles du droit de punir ne peuvent que se durcir. Dans une société pluraliste où dominent les droits subjectifs, les valeurs communes ne vont plus de soi. Voire, nous sommes condamnés à osciller entre des sphères de tolérance sans cesse accrues et des bouffées d’injonctions répressives. La volonté de punir s’épuise à vouloir contenir le foisonnement des déviances inhérentes à une société d’individus libres.
A force de vouloir gouverner au moyen de l’interdit, on s’expose à son inapplication. A faire de la politique pénale un instrument de compensation des maux de la société, on oublie sa subsidiarité et l’on sape et les bases et les défenses de la démocratie. Une manière de rompre avec cette vision serait de répondre à un mal par un bien et de lui opposer une justice capable de répondre à un triple défi : le sort du condamné, le tort subi par l’offensé et la restauration de l’universalité des droits.
Finalité courte, finalité longue de la peine. Une sorte de lassitude par résignation peut renforcer le recours au carcéral. La société ne veut pas toujours voir l’homme ou la femme que le détenu est devenu. Le moment collectif de la réprobation occulte le long voyage intérieur du prisonnier en réclusion. Les portes de la Loi se sont lourdement refermés sur ces sujets. Ils sont astreints à porter le présent éternel de leur acte. Toute peine contient pourtant des temporalités successives qui peuvent entrer en tension les unes avec les autres. Un procès ne peut être exemplaire. La peine, même si elle a un aspect dissuasif, ne peut faire en sorte que le mal ne se reproduise pas. Elle doit simplement être juste, ce qui suppose d’accorder la loi à la singularité du cas soumis. Alors peut s’ouvrir un second temps plus favorable au condamné qui lui appartient en propre. La pression pénale se relâche, ce qui permet de révéler l’autre face du droit de punir, d’inverser la répression en clémence : les libérations anticipées, les grâces, les aménagements de peine. Alors devient visible la virtualité créatrice de la peine.
Après l’énoncé afflictif et infamant de la peine advient le temps subjectif de sa médiation transformatrice. Une peine juste suppose, au-delà du temps court de la sentence, le temps long de la reconstruction et des recommencements. Le travail sur la peine juste suppose l’entre-deux qui permet de passer par étapes de la privation de liberté à l’autonomie. Au lieu des dispositifs de prévention du risque qui l’atomisent un peu plus, on réveille l’homme capable (et donc responsable), véritable postulat et finalité de la peine. La peine a donc un sens rétributif et un sens réhabilitatif. Une politique libérale ne doit pas fusionner ces deux dimensions, mais les articuler aux deux phases légitimes de la peine : l’une qui appartient à la société et aux victimes ; l’autre à l’homme capable. Voilà pourquoi la volonté de gonfler le temps d’incarcération priverait la peine de sa respiration démocratique. Toute réflexion sur le temps de la peine doit garder « l’imagination du semblable » sans condamner un « autre » en lui fermant à jamais les portes de la Loi. Avec le temps, même le plus dangereux peut repenser son histoire, donner un sens à ses actes, mériter une « peine de réconciliation« . Toute peine qui perd cet horizon de sens retourne au stade d’une violence sans visage, avide de frapper pour apaiser les tensions causées par le crime. Une rétribution mesurée est le gage d’une possible réhabilitation/réinsertion.
Le pardon rappelle à toutes les victimes qu’au-delà du mal il y a une dette intraitable, irréparable avec laquelle il faut rompre un jour et accepter d’en faire mémoire, car la justice ne rendra pas la vie, ne réparera pas l’irréparable. Il marque la nécessité d’un travail de deuil sans lequel il n’y a pas d’engendrement possible d’un futur. Entre le « trop » ou le « trop peu », le pardon fait vivre une instance d’une autre nature. Le monde moral du pardon offre un bloc de résistence ultime à la faute impardonnable qui le questionne. Il se place en face de l’injustifiable du mal commis, de l’irréparable de ses effets et de l’impardonnable de son acte. « Le pardon est fort comme le mal, mais le mal est fort comme le pardon » (Jankélevitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité), signifie qu’il y a non rapport de force, mais équilibre des forces. Le monde du pardon surplombe celui du mal. Il délie des répétitions infernales et ouvre à de nouvelles promesses. Entre la faute impardonnable et le pardon encore possible, il faut déceler ces « gestes » invisibles ou « incognitos du pardon » (Ricoeur) (cf Le retour du fils prodigue, Rembrandt). Chacun est brisé par le conflit. Nul victime, nul coupable. Chacun a renoncé à livrer bataille. Les épreuves, lourdes des épreuves traversées, s’affaissent, se délestent de l’orgueil. Pour que s’ouvre la réconciliation. Une paix à retrouver.
Face au crime de masse, la simultanéité des instances de justice est plus qu’ailleurs indispensable. Il faut à la fois punir, réparer et restaurer de multiples lésions individuelles et collectives. Une société hétérogène doit puiser dans ses ressources propres. Ubuntu smbolise ce lien plus fort que la mort qui, au-delà des vivants, nous porte à poursuivre la vie commune. La confiance en la parole atteste de l’énergie créatrice d’un lien social composite. La société va au-devant d’elle-même, invente son avenir, déterre le champ des possibles enfoui dans le tissu social. L’essentiel est de retrouver l’arbre à palabre qui, dans les plus anciennes représentation de la justice, « symbolise l’enracinement et surplombe les conflits par le vouloir vivre ensemble » (Bidima, La Palabre, une juridiction de la parole).
« Ne jugez pas ! », rêvait André Gide. Un monde dominé par l’insécurité et le banditisme pourrait bien nous épargner de sonder la terra incognita de l’âme humaine.