S’écouter pour mieux écouter

Diminution, dépendance, souffrance, hospitalisation, pronostic vital, peur, culpabilité, vulnérabilité…. Après quelques minutes de réflexion, brainstorming tout azimut : les mots s’égrènent les uns après les autres, disciplinés et calmes, afin de révéler nos visions de « La maladie grave ». Surprise d’une liste qui n’en finit pas de se déployer sur le tableau, manifestant une expérience plus riche de nuances que ne le laisserait à supposer la « pauvre » fin des vies accompagnées.

C’est au moment où nos langues se délient avec enthousiasme que notre maître de cérémonie nous calme en nous imposant de ne sélectionner que cinq mots. Etape difficile. Alors même que nous venions d’expérimenter la richesse de nos points de vue, nous ne gardons, pour synthèse, qu’une poignée de termes. Tenter, après ce chassé-croisé de subjectivités, de tracer une voie médium plus objective. Consensus ô combien frustrant !

Des désaccords apparaissent : « Non. Pas Acceptation. Pas représentatif. Un idéal à atteindre, c’est vrai. Mais trop rare » ; « Déni, Peur, Révolte. Non ! Inintéressants. Ce sont des mots standards, qui ne sont pas spécifiques à la Maladie grave.

– Ah bon ? Et alors ? Parce qu’ils sont communs, ils ne sont pas importants ? ». Remarques ô combien pertinentes!

Nos voix doivent converger a fortiori pour définir ensuite ce qui caractérise, d’après nous, un accompagnement « réussi » ou non. Nous listons rapidement nos idées, non sans difficultés, et pour généraliser nos expériences, et pour trouver un consensus sur les critères à retenir : « Pffff… Le sujet est vaste ; difficile d’y mettre un seul mot. Et puis, si nos représentations divergent, c’est bien parce que c’est par des chemins différents que nous finissons par nous rejoindre ! », conclut l’une d’entre nous.

La mise en commun collégiale conforte les attitudes perçues dans notre sous-groupe. Silence respectueux, approbateur et plein d’écoute pour commencer. Puis des moues dubitatives et des têtes dodelinant suggèrent les premiers désaccords avant que des voix ne se confrontent lors du temps d’échange. Du débat, je constate que les divergences ne portent pas tant sur les spécificités de l’accompagné (le grand âge, la maladie grave, le mourant, la fin de vie), les caractéristiques émises pouvant s’appliquer à tout type d’accompagnement (savoir s’ajuster, respecter l’autre dans ses choix, dans son rythme ; disponibilité et bienveillance…), qu’au contexte des visites (domicile/hôpital, aidants ou non, connaissance ou non du dossier médical, de l’histoire du patient).

Les désaccords favorisent un dialogue qui donne à entendre nos représentations sur notre rôle de bénévole. Ils éclairent non seulement notre spécificité, mais surtout notre conditionnement : comment pouvons-nous juger qu’un accompagnement est « réussi » ? La réponse semble moins relever du résultat (à défaut d’un retour direct de l’accompagné) que d’une confrontation imaginaire entre l’interprétation des signes émis par le malade et nos propres représentations.

Plus qu’elles ne rendent compte des accompagnés, nos affirmations en disent long sur nos propres projections, sur les projets, les attentes, les désirs, les représentations de la dignité, de la vie et de la mort que nous prêtons à l’autre. Tyrannie de nos représentations à débusquer derrière les mots employés. Qui parle d’échec ou de réussite de l’accompagnement ? D'(im)puissance à rendre le sourire à l’accompagné ? De maîtrise de la rencontre ? D’objectif atteint ou non. Tyrannie de nos projections qui dépossèdent l’autre de son identité, de sa réponse, de la vie, sinon de la mort, telle qu’il la vit, aussi petitement soit-il. Tyrannie de l’interprétation, de vouloir donner du sens.

Je mesure, en vous écoutant, à quel point nos affirmations sont subjectives, à quel point aussi nous devons, souvent, passer à côté de la plaque…des représentations de l’autre, comme de la réalité de la rencontre qui tente de se tisser ! Que signifie un refus (échec ?), un sourire (de façade ?), une conversation mondaine (superficielle?), une colère (sincère, libératrice ?). Démarche illusoire que de tenter de se mettre à la place de l’autre. Et je mesure par là-même à quel point notre accompagnement est conditionné par les « valeurs » de notre société (en vie tant qu’il y a du désir, une utilité, un projet, un demain ? Alors … mourant dès lors qu’il n’y a ni désir, ni projet, ni demain ? Ni parole, ni mémoire, ni mouvement ? L’accompagnement comme action positive, performante, redonnant joie, paix, goût à la vie?), conditionné aussi par notre histoire personnelle, nos manques, nos souffrances, nos rêves (pour soi, donc pour l’autre).

Si je ne devais garder qu’un seul des mots bleus, verts et rouges foisonnant sur les vitres du Cénacle, j’élirais le beau Mystère. De chacun de nos accompagnements, la part belle devrait toujours être faite au bel inconnu ; nous n’en connaîtrons jamais le mot de la fin. Rencontre de deux systèmes de représentations, sinon d’un imaginaire avec une démence, un absent… Des apparences, quoi qu’il en soit. Il faut faire silence. Accepter de repartir les mains vides, sans gage de réussite. L’ouverture d’une question, plutôt que la fermeture rassurante d’une réponse.

Alors j’aime aussi le mot de la fin de notre échange du matin formulé par l’un d’entre nous : humilité. Tâchons donc d’opposer « aux certitudes qui nous habitent l’humilité dont nous devons faire preuve ». Oui, nous sommes si petits face au mystère, à la complexité, à la richesse de l’autre, que nous ne pouvons, tout au plus, que l’approcher via nos pauvres représentations.

A la fin du fin, tous ces mots me prennent dans un questionnement de l’autre, de moi, je ne sais plus, qui m’apparaît sans fin ! Vertige ! Je vous écoute et ça se bouscule en moi. Je vous écoute, donc je m’écoute. Balayer devant ma porte. Je m’écoute parce que je vous écoute. Vertigineux ! Alors je me demande dans quelle mesure les transmissions, les groupes de parole, plus que de rendre compte de l’accompagné, ne nous représentent pas, en filigrane, ne permettent pas ce retour sur nous-mêmes et donc cette mise à distance de nos représentations. Pendant que vous défendez vos représentations, mon esprit s’évade et rêve d’un super accompagnant dépollué, vierge de toute représentation, accueillant sans grand écran plasma à projections l’autre tel qu’il est. Fantasme bien sûr ! L’humain : qu’un être de/en (re)présentations ?

Qui accompagner ? Comment accompagner jusqu’au bout ? Les réponses semblent dépendre in fine de nos propres représentations de la vie, de la mort, de la maladie, de notre action. C’est peut-être de là qu’il faudrait partir…Toujours (re) partir. Réinterroger nos représentations, sans arrêt. Ce sont elles qui font l’accompagnant. Afin d’appréhender la maladie apparente, la vie qui pulse au plus loin, la mort qui oeuvre au plus près. Questionnement à réactualiser régulièrement au fil de nos pratiques : nos échanges en groupes, qu’ils soient de parole, de transmission, de session, de formation, comme nos rencontres sur le terrain participent d’une dynamique qui, sans que nous en ayons clairement conscience, modifient nos représentations. Savoir écouter présupposerait donc, – outre de la disponibilité, de la bienveillance, une juste distance, un ajustement au rythme de l’autre -, une écoute de nos propres représentations qui teintent et déforment notre vision de l’autre. Etre à l’écoute de la façon dont la vie, la mort se perçoivent, se disent, se vibrent chez l’autre comme chez soi. A l’écoute de nos limites, de nos manques aussi afin de lâcher prise, déculpabiliser, avoir confiance, fidéliser, être juste… et donc mieux accompagner.

« Miroir mon beau miroir, dis-moi comment je me représente la (fin de) vie et tu me diras comment j’accompagne ».

(Article pour L’inattendu, Accompagnement des personnes gravement malades et en fin de vie, février 2012 – Session de rentrée, novembre 2011 : « La (fin de) vie : face au mourir, accompagner la vie jusqu’au bout ? »)


A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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