Une lueur dans l’hiver…

Bambou. Vert de bambou. Effluve de bambou. Sur fond illustré de bambous. La lueur vacille. Moirée. Chinoiserie de mouvements sur le mur. En pantomime. S’éteint. Vous souriez. Puis toussez. Je rallume une deuxième fois la bougie au parfum végétal. Du bambou en lieu et place de sapin. Voilà qui est original. Exotique. Une invitation au voyage. Au retour. A vos origines.

Le Cambodge… Vous l’avez fui il y a bien longtemps. Fuyant avec votre mari les exactions des khmers rouges. Fuyant vos vies sur un boat people de fortune, en quête d’une terre où pouvoir vivre. La France. Là, vous avez d’abord vécu de petits boulots. Puis vous avez perdu votre mari. Et vous avez connu la rue.

Alors, pour vous aider à manoeuvrer d’un pan de précarité à l’autre, sur les remous de vos galères, le soutien, d’abord, des communautés asiatiques du sud parisien, puis celui de la frat’ St Maur. Et enfin nous, la frat’ Accompagnement, votre dernière famille. La maladie, en sus de la misère : une cousine de la sclérose en plaque, « orpheline », comme on dit dans le milieu. Voilà pour les quelques bribes de votre histoire, apprises de ma référente, car, au jour de notre rencontre, ce jeudi 9 septembre 2010, vous ne pouviez plus parler. Ni manger. Ni boire. Et encore moins marcher.

La bougie au parfum aussi tenu que votre souffle irradie doucement. J’agence tout autour étole couleur de bois, livre aux photos de rizières, cartes postales de vacances au soleil : de menus trésors pour un décor de fête improvisée. Petit lieu de paix en offertoire pour nous rassembler. Mes efforts resteront cependant toujours vains pour vous faire oublier l’EPHAD dans laquelle nous nous trouvons, et surtout le contact irritant de votre sonde alimentaire.

Du bambou en guise de sapin ! Pour ce jour de noël ! Je m’en souviens… Il y a un an. Les réverbères éclairaient déjà la rue des Gobelins à la sortie du métro parisien. Mon garçon, laissé deux heures avec ses cousins, glissait sans doute sur quelque plaque de verglas au jardin des Tuileries, avant d’aller claquer des dents et de s’impatienter face à la grande roue diamantée.

Missionnée par les Petits frères, je vous apporte avec joie votre paquet de Noël. Après avoir rapproché la bougie pour que vous puissiez en apprécier le parfum, nous déballons du vert papier de soie les mille et une fantaisies préparées pour satisfaire votre coquetterie : serre-tête, colliers, bracelets, rouge à lèvre, vernis à ongle. Vous n’êtes que sourire. Le lit, ainsi diamanté, moins médicalisé, devient écrin. Les brillants rehaussent l’ébène de vos cheveux ; les pierreries la nacre de votre peau. Vous embellissez. Princière, dans la chaleur de vos couvertures. Altière, contre vos coussins. Mais point trop n’en faut. Fragile, calme et belle. Au bois dormant.

S’ensuit une séance de manucure. Temps apprécié des pies. Pour la parlote. Retour sur nos bons moments. Sur ce début d’hiver. Votre anniversaire d’abord. Ce moment festif où nous nous sommes retrouvées, avec Nathalie et Séraphine. Vous souvenez-vous des saveurs fruitées de la glace ? Mangue, citron, cassis. Difficile d’y planter votre bougie ! Au couchant de votre cinquante-quatrième hiver. 

Mais surtout, vous rappelez-vous, Malisse, du goût de nos flocons de neige ? Ah ! Quel merveilleux jeudi après-midi ! De la neige à Paris, c’est si rare ! Nous ne pouvions pas ne pas sortir pour aller la toucher ! Je me souviens encore de la mine décontenancée de la dame à l’accueil. Oh ! Nous ne sommes pas allées bien loin ! Mon rempart laineux posé sur le devant de votre corps, mon écharpe maintenant votre cou bien au chaud : zouuuu et de votre impérieux fauteuil de vous emporter ! Oh, pas trop loin : juste sous le auvent de l’établissement, sur le pas de la porte. Mais c’est fou ce qu’une porte, même vitrée, peut symboliquement bouleverser la donne. Nous étions dehors, au frais, au grand air que vous n’aviez pas respiré depuis des mois. A bonne distempse, juste pour respirer l’haleine frigorifiée de la cité, contempler le blanc manteau d’hiver sur les voitures, écouter les pas pressés des passants crisser dans la neige. Et hop ! Une boule que je porte à vos lèvres pour vous en faire goûter la fraîche humidité. Vous aimez. Vous applaudissez. Vous en redemandez. Perles de givre sur vos lèvres sanguines. Et puis, hop ! Je la lance au loin, avant de vous faire rire avec mes munitions de neige catapultées maladroitement sur la camionnette de la poste.

Je me souviens de m’être ensuite agenouillée pour vous lire ces quelques lignes de Samuel Ullan, un poète américain : « La jeunesse n’est pas une période de la vie. Elle est un état d’esprit, un effet de la volonté, une qualité de l’imagination, une intensité émotive, une victoire du courage sur la timidité, du goût de l’aventure sur l’amour du confort. On ne devient pas vieux pour avoir vécu un certain nombre d’années : on devient vieux parce qu’on a déserté son idéal. Les années rident la peau ; renoncer à son idéal ride l’âme. Jeune est celui qui s’étonne et s’émerveille. Il demande comme l’enfant insatiable : et après ? Il défie les événements et trouve de la joie au jeu de la vie. » Malisse, vous aviez alors le regard pétillant de malice, pardonnez ce jeu de mots un peu trop facile, mais il y avait de cela, cette après-midi-là : nous étions jeunes et, malgré l’interdiction faite aux enfants, nous ressentions avec plaisir le froid de la neige dégouliner dans nos cous ou fondre dans nos gosiers : c’était sacrément délicieux !

Mais il est tard et je vous sens fatiguée. Et vous toussez. Assez bavardé ! Je range les vernis, les bijoux, tout le fatras et vous laisse vous assoupir, au clair de la nuit. J’éteins les lumières sur nos derniers sourires. Ne reste plus qu’un doux vacillement orangé…

« Mince ! m’écriai-je dans le hall ablafardi par les néons, la bougie…

– Ah non, surenchérit la surveillante, on ne peut pas la laisser, c’est bien trop dangereux ! Je remonte vite l’éteindre ! ».

(Souvenir d’un Noël à nul autre pareil, samedi 25 décembre 2010)

EHPAD = Etablissement d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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