De Notre-Dame de l’Atlas à Notre-Dame de Cîteaux

Il ne s’est trouvé parmi eux (les dix lépreux guéris)

que cet étranger pour revenir sur ses pas et rendre gloire à Dieu ! (Luc 17, 19)

Ce dimanche d’octobre, dans un TGV qui me ramène à Paris, mes pensées vagabondent, travaillées par l’évangile du jour. Tandis que la campagne bourguignonne file à grande vitesse, que le soleil décline à l’horizon, un visage, un sourire, l’acuité d’un regard s’impriment sur la vitre de mon âme. Ceux d’une femme : Fadila Semaï. Rencontrée ce week-end en terre cistercienne, à l’occasion de la sortie d’un ouvrage collectif1, par douze femmes co-écrit.

Jusque-là, je ne savais rien d’elle, pas même qu’elle avait été journaliste dans de grands médias français. La seule chose que je connaissais, lue avant de nous rencontrer, était son livre, L’ami parti devant, consacré à Mohamed, un garde-champêtre illettré qui sauva, en terre algérienne, la vie de Christian de Chergé en donnant la sienne : une amitié de quelques mois majeure, décisive, fondatrice pour la spiritualité du prieur de Tibhirine. Sans Mohamed, Christian n’aurait jamais été cet homme de Dieu tant admiré ; jamais il n’aurait écrit son Testament spirituel, l’un des plus beaux fleurons de nos bibliothèques.

L’“ami Mohamed”, pierre d’angle rejetée par ses frères de sang, profondément aimé par l’étranger en ce pays qu’était alors Frère Christian.

Dans son récit, Fadila cite un autre texte du prieur, tout aussi profond et puissant, une Chronique de l’espérance datée de Noël 1974, qui s’achève sur l’inouï d’une affirmation aussi surprenante qu’incroyable : “Oui, la prière et l’amitié d’un musulman m’ont conduit à Jésus.”2

Mohamed & toi.

Tibhirine & Cîteaux.

De Mohamed à toi, chère Fadila, il n’y a qu’un pas. Non pas celui d’une fin tragique, mais le pas vivifiant qui aide à franchir des routes, des déserts, des ruisseaux, tel un pont, un passage, une enjambée qui permet de nous élever, de monter plus haut, via la voie escarpée, souvent rejetée, de l’altérité.

Paradoxe. Toi l’étrangère, la musulmane, je t’entends affirmer par trois fois, lors de ta présentation orale dans le chœur de l’église de Cîteaux, face à des auditeurs suspendus à tes mots comme à tes silences : “Je suis ici chez moi”, dans un vibrant cœur à cœur avec une famille spirituelle qui pourtant n’est point la tienne, bien qu’elle t’accueille pour la quatrième fois les bras grands ouverts. Parce que, affirme dom Pierre-André, devant nous tous rassemblés : “L’Église, c’est la maison de Dieu, Elle accueille TOUT le monde”. Tous. Sans faire acception de personne. Qu’on se le dise.

D’ailleurs, durant la messe, n’est-ce pas toi qui fus invitée à lire la seconde lecture à l’ambon ? 

Je souris du souvenir quand, un chouïa paniquée, tu vins me trouver avec un fatras de feuilles verte, jaune, blanche et crème – chant d’entrée, lectures, psaume, credo : “Toi qui y vas souvent, comment on se retrouve là-dedans?”

“C’est l’autrice musulmane…”, chuchote-t-on près de moi. 

Mon cœur te contemple, non loin du tabernacle où Il repose, ému d’un signe prophétique, porteur de sens et d’espérance en des temps restés troublés, dont, aux Frères, il sait gré.

“L’Évangile respire mieux lorsque toutes les façades s’effondrent”, affirme Christian de Chergé. L’Évangile, certes, mais nos corps aussi.

De la même façon que Mohamed inspira son moine d’ami, notre cher abbé, en toute humilité, nous apprit que, le dimanche précédent, il s’était inspiré de ton texte consacré à l’abbaye pour rédiger son homélie. 

J’extrais alors de mon sac notre recueil collectif, pars en quête de ta composition, la toute dernière d’un si merveilleux bouquet, à la recherche des lignes inspiratrices. 

Me rejoint ta méditation sur Marie, dont “seul (le) cœur dicte son engagement. La voilà au pied de la croix pour ne pas desservir.

Ce moment est alors saisi par ce qu’il vient révéler. Comme pour le Fils Bien-Aimé, lors de son baptême, résonne, par ce même fils, la voix du père : “Femme, voici l’humanité.””3

Ce dimanche 13 octobre, le Fils nous rappelle qu’Il n’est pas venu pour guérir, servir, sauver uniquement la Judée, mais la Galilée et la Samarie aussi, méprisées et rejetées. 

Sur la croix, c’est pour TOUS les hommes que le Fils de l’homme donne sa vie. Sans distinction aucune. De la même façon qu’Il remet à Marie non une église, mais l’humanité tout entière, afin que celle-ci, selon un rêve fou qui n’appartient qu’à Dieu, parvienne à faire Église – universelle – dans laquelle nul ne serait un étranger pour l’autre : Fratelli tutti4 !

Comme tu le sais, chère Fadila, dans la logique du Royaume selon Jésus Christ, les derniers, les rejetés, les étrangers et les prostituées seront les premiers en Paradis, s’il plaît à Dieu, notre Père à tous5.

Grâce à toi, comme à Mohamed, l’Évangile continue de respirer plus haut, plus large et plus profond : merci !

Dimanche 13 octobre 2025

Train Dijon-Paris

  1.  Le temps des profondeurs – Douze femmes racontent l’abbaye de Cîteaux, Éditions des Béatitudes, 2025

    ↩︎
  2. Fadila Semaï, L’ami parti devant, Albin Michel, 2016, p. 166

    ↩︎
  3. Le temps des profondeurs, ibid, p. 193-194

    ↩︎
  4. Titre de l’encyclique du pape François, 2020

    ↩︎
  5. Paraphrase de la finale du Testament spirituel de Christian de Chergé

    ↩︎

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement chez les Petits Frères des Pauvres (en prison et à domicile), coordinatrice d'un groupe de Dialogue interreligieux & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
Ce contenu a été publié dans Des mots d'Esprit, avec comme mot(s)-clé(s) , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *