De la douleur : entre écoles et écoutes

« Pas d’idée générale sur la douleur. Chaque patient fait la sienne, et le mal varie, comme la voix du chanteur, selon l’acoustique de la salle », A. Daudet, La Doulou

La douleur… réalité qui s’impose à nous, qui empoisonne nos vies. Intime et universelle, sans odeur ni couleur, elle méconnaît le temps et les frontières.

La douleur… la chose du monde la mieux partagée :

« Ah ! Voici un beau sujet qui a dû faire couler beaucoup d’encre, surtout aujourd’hui où le bénévolat explose, les maux s’exposent, l’euthanasie s’impose ! », me dis-je en gravissant les escalators de la FNAC, carte bleue en poche, prête à chauffer du savoir à engranger… « Et c’est parti ! Rayon médecine… Niet. Bon… Rayon psy en tout genre ?…. Reniet. Hum… Histoire alors ? … Nein !!! RAS !…Pardon M’sieur ?, Vous n’auriez pas un livre sur l’Histoire de la douleur, svp ?

– Sur quoi ??? Non… rien en tête… Attendez, je vais voir sur le net… Si ! Un titre… épuisé, n’est plus édité !

– … :-(, :-s !!! ».

La douleur… Cette taiseuse. L’absente. Lettre morte des étagères de librairies. Paradoxe. Réduite au mutisme, elle a fait couler peu d’encre, alors que, en sourdine, dans les chambres, elle fait parler d’elle, s’extériorise à cor et à cris dans des draps mouillés de sueur et de larmes. Elle gémit, gronde, hurle ; se crie, s’entend, mais ne s’écrit.

La douleur… Cette refoulée, cette gênante… Il m’aura fallu du temps et l’aide de rats de bibliothèque pour extirper du fond d’une réserve municipale le seul ouvrage jamais écrit sur le sujet, celui de Jacqueline Rey, publié en 1949 ; et dénicher sur le net de rares articles sur un thème qui a davantage intéressé les Anglais et les Américains. Symptomatique. Silence par trop éloquent. Taboue la douleur ?

Excepté chez de rares écrivains, la douleur nourrit moins l’imaginaire que la mort. D’ailleurs, issu d’une variante de deu(i)l, elle désigne à l’origine non les souffrances d’un malade, mais l’affliction de proches venant de perdre un être cher, souvent mise en scène par des pleureuses. Rien en revanche des souffrances de l’agonie. Pudeur? Désintérêt ? Les pleurs des endeuillés participent d’une expérience collective, tandis que la douleur du mourant reste intime, privée.

Dans les sociétés viriles, guerrières de l’Antiquité et du Moyen Age, seules les douleurs « nobles », violentes, soudaines de la guerre, qui s’endurent les dents serrées, sont évoquées. Les seules traces écrites ou iconographiques de corps douloureux sont ceux de combattants dont il faut réparer les chairs transpercées, les membres abîmés, éviter les gangrènes.

Nulle mention des maladies du corps. Aux temps lointains où le médecin fait défaut, les maux paraissent normaux, inévitables, naturels, donc acceptés. Ils participent de l’ordre des choses, d’une vie toute aussi dure. Ils font partie de la vie. Ils sont la vie. Il n’y a rien d’autres à faire que de laisser la nature agir. On les endure du mieux qu’on peut. Les jérémiades sont affaires de femmes. De toute façon, l’espérance de vie est telle, le savoir médical et la pharmacopée, à base de plantes, si rudimentaires qu’il n’y a guère le temps ni les soins pour donner aux maux la possibilité de durer, de devenir chroniques.

Bien qu’elle soit normale, naturelle, Hippocrate affirme qu’il est du devoir du médecin de tout faire pour soulager le malade. Pour lui, la douleur est utile, car elle est la maladie, la manifestation d’un déséquilibre. La douleur… comme porte-voix du corps. Le médecin l’écoute, la questionne, se laisse guider par elle. Elle participe du diagnostique, au même titre que le pouls et les urines. Et plus elle est intense, mieux c’est. Les crises sont interprétées comme des sursauts salutaires du corps, signes avant coureur de guérison. Signe que le corps est en vie : tant qu’il y a de la douleur, il y a de la vie ! Puisque la douleur est un langage qui guide le praticien, hors de question de la bâillonner, même sur une table d’opération. Dès lors, l’endurer stoïquement dénote notre valeur, notre force morale, notre dignité.

Si, pour les médecins, la douleur est voie/x de guérison, celle-ci reste en revanche l’ennemi du plaisir, du bien-être, du bonheur, pour les philosophes qui, dès l’Antiquité grecque, l’ignorent car, sur le plan moral, elle s’avère inutile, mauvaise et laide. Indifférence et déni d’existence. Refus d’en parler.

Puis vint le temps des cathédrales, avec son changement d’axe, sa verticalité gothique. Séparation du corps et de l’âme: l’être gagne en verticalité, il se désincarne. L’un redeviendra poussière, l’autre gagnera la vie éternelle, peut-être. A l’exemple de la Passion du Christ, des souffrances édifiantes des martyrs, le corps, méprisé, est appelé à souffrir. La douleur est désormais moins naturelle que spirituelle. Moins diagnostique que salvatrice, elle devient voie royale vers le Salut.

Tour à tour apprentissage, bienfait, châtiment divin, (é)preuve d’amour rédemptrice, promesse d’un Monde bienheureux, élection divine, la douleur est dépassée, sublimée, transcendée. Une série d’arguments la rend acceptable. La foi comme premier anesthésiant ? Dieu comme premier anesthésiste ? D’ailleurs n’est-ce pas lui qui, le premier, fit tomber un voile de sommeil sur Adam afin qu’il n’éprouve aucune douleur lorsqu’il lui retira une côte pour créer Eve ? Le discours ecclésial prend en charge la douleur pour lui donner un sens, prouver son utilité. Seule réponse permettant de la supporter afin de lutter contre les tentations du suicide.

Prières, conversions, amendements sont d’un grand secours : pharmacopée spirituelle. Le confesseur, dans son accompagnement, son écoute, fait concurrence au médecin trop souvent bourreau avec ses saignées, clystères, cautères, se perdant dans son latin, son discours foireux, comme dans les organes. Le prêtre console ; le docteur fait souffrir.

Cependant, pour la majorité de la population, supporter la douleur n’est pas un choix, mais une contrainte liée à la pauvreté, à l’éloignement du médecin en milieu rural. Dans le dénuement de la misère et l’abandon à la douleur, le discours religieux, pour longtemps, est un soin apporté à l’âme, qui pallie à l’impuissance ou à l’absence de médecine, sans effacer l’espoir, chevillée au coeur de tout être vivant, de ne pas souffrir.

Puis, au XVIème siècle, renaissance de savoirs et de pratiques qui relèguent les vieilles théories grecques aux oubliettes. Grâce aux innovations de la chirurgie de guerre (les armes à feu entraînant des hémorragies, éclats de chair, gangrènes, traumatismes autrement plus graves que les coups d’épée), aux pratiques de la vivisection, au développement de l’anatomie, le chirurgien part, depuis sa table d’opération, à la découverte d’un autre nouveau monde : le corps humain. Toute une vie intérieure à explorer. Terra incognata arborescente et dynamique, complexe, irriguée par mille et un vaisseaux…

Avec les découvertes sur la circulation du sang, le système nerveux, les différentes parties du cerveau, la douleur devient à partir du XVIIème siècle un objet d’étude. Les définitions de la douleur suivent les transformations des mentalités liées à la déchristianisation de la société, à la laïcisation de la pensée. Dans un contexte scientifique où l’on mathématise le monde, le pense et le traduit en concepts, le corps devient peu à peu une machine rationnelle. Il n’est plus organique, spirituel, mais mécanique. Aussi, la douleur n’est-elle plus normale, naturelle ou spirituelle, mais pathologique, anormale. Elle ne provient plus d’un déséquilibre des humeurs, d’un châtiment divin, mais d’une altération des tissus, d’une lésions des fibres qu’il faut réparer.

Tout au long des XVIIIème et XIXème siècles, grâce à l’avancée des techniques chirurgicales, la douleur se fait cas d’écoles. Philosophes, physiologistes, biologistes, neurologues, endocrinologues discourent, s’emballent, s’affrontent sur son origine, sa nature, sa localisation, son utilité et voient en elle tour à tour un symptôme, une sensation tactile, un stimuli, un sixième sens, une réaction de défense, une crise bénéfique. Rivalités sans fin entre des écoles devant une réalité qui échappe.

On s’intéresse dès lors davantage à la douleur qu’au patient, avec peu de compassion et d’empressement pour la soulager. Car, encore à cette époque, les remèdes restent pire que les maux. Le médecin, toujours redouté, est amené dans son quotidien à déployer toute une thérapeutique du choc pour soigner le mal… par le mal (amputations, frictions, flagellations, fluides électriques…). La douleur comme remède, mal nécessaire qui guérit en réveillant la sensibilité, en stimulant, régénérant les énergies vitales languissantes. Elle est signe que le corps lutte pour survivre. Elle est le corollaire de la vie qu’elle stimule, développe. Une fois encore : la douleur est la vie.

C’est en 1840 qu’un chirurgien anglais, se révolte contre les souffrances insoutenables endurées par les patients. Adoptant un regard humaniste sur son art, il met en place une véritable éthique du comportement du chirurgien face à la douleur : respecter le refus d’un sujet à se faire opérer, ne plus réaliser des opérations en série, préparer le malade en réfléchissant avec lui aux objectifs et inconvénients de chaque intervention, adopter certaines règles de conduite avec les patients pusillanimes… Début d’une réflexion sur l’économie de la douleur, sur la prise en compte des mots du patients, avec la mise en place d’une logique de l’évaluation entre le prix de la vie et sa mise en balance avec le poids de souffrance occasionnée. Guérir? Oui, mais à quel prix ? Pas à n’importe lequel ! Cela devient une certitude.

Si le XXIème siècle débat sur l’euthanasie, la fin du XIXème polémique sur l’anesthésie. A même fin, mais pour une durée différente… Le développement de la chimie permet de diversifier les calmants. A côté des sédatifs traditionnels comme l’opium, le laudanum, l’électrothérapie, se généralise l’emploi de l’éther, des gaz stupéfiants, de la morphine, du chloroforme. 1847, année révolutionnaire avec les premières anesthésies générales qui permettent d’ouvrir des corps en apparence sans vie, dont les réactions ne guident plus le chirurgien dans son travail. Moult débats! La presse se nourrit des espérances de l’opinion publique, les craintes venant moins des patients prêts à tout pour en finir avec leur souffrance, que de la médecine légale. Pur charlatanisme ? Ces sédatifs sont-ils vraiment des remèdes et non des stimulants, du poison, des drogues faisant même mourir … de plaisir ? Corps devenu muet, silence du patient livré sans défense à la merci d’un chirurgien pris dans un face à face avec lui-même, dans une solitude jusque-là inconnue, qui n’était pas moins angoissante que la nécessité de poursuivre l’opération malgré les cris de l’opéré. En tout cas, se pose de nouveau la question des droits du malade qui peut choisir de subir une opération avec ou sans anesthésie, choisir de souffrir ou non.

Par rapport à l’époque précédente où la douleur, quoique combattue, restait la preuve de la persistance de la vitalité, là, elle devient désormais un fait anormal dont le poids se mesure sur le même plan que la vie et la mort. Grâce aux effets radicaux des nouveaux sédatifs, elle n’est plus un mal inéluctable (ce que confirmera la découverte de l’aspirine et l’emploi massif de la morphine pour soulager les souffrances chroniques qui font de la vie un supplice). Première victoire de l’analgésie, pour une durée limitée…

Au début du XXème siècle, l’intérêt porté aux hystériques, aux maladies nerveuses, aux hallucinations, aux terribles séquelles tant physiques que psychologiques de la Grande Guerre, avec son artillerie moderne, interroge de nouveau l’origine de la douleur. La douleur… purement physique ? Le corps se révèle moins une matière passive, mécanique, qu’un complexe tourmenté par un inconscient, voire un subconscient. Douleur imaginaire ? Le corps gagne en extension, en profondeur. Il parle, s’exprime, somatise. Traduction physique d’un conflit psychologique entre l’individu et son milieu. La douleur devient alors une sensation relative qui dépend de la subjectivité du malade, de son histoires, de ses traumatismes. A constante variable, elle résonne, s’amplifie ou s’atténue de nos souvenirs, de nos peurs, de nos angoisses, de nos représentations culturelles. Elle reste une perception qui se modifie en fonction de facteurs extérieurs et de notre état d’esprit au moment où elle survient, de notre capacité à la supporter. Est-il alors possible de la traiter une bonne fois pour toutes ? De la même façon pour tous ? On ne peut la mesurer, la quantifier, son seuil de tolérance variant selon les individus. Elle est l’expression d’un être polyglotte qu’il s’agit de savoir écouter.

Au fur et à mesure que les scientifiques se penchent sur l’infiniment petit (régions du cerveau, cellules, neurones, synapses), la douleur se pense en terme de temporalité. Le corps apparait aujourd’hui comme un vaste réseau de communication, de correspondances, de voies lentes et rapides, que les sensations douloureuses empruntent simultanément. Complexité qui n’en finit pas de nous interroger dans notre désir de vouloir toujours plus le contrôler, le maîtriser.

De la même façon que notre réalité humaine et sociale se modifie avec l’allongement de l’espérance de vie, du maintien en vie, sinon de l’acharnement thérapeutique en milieu hospitalier, les maux s’inscrivent désormais dans la durée, deviennent chroniques.

Souffrances physique, psychologique, sur lesquelles se greffent, aujourd’hui, une forme de douleur idéologique, plus insidieuse. Douleur engendrée par le regard de l’autre, de la société. A vouloir que celle-ci prenne en charge la douleur, comme la mort, n’y perd-on pas notre liberté ultime de souffrir où et comme l’on veut ? A s’assumer, s’accepter souffrant ? Prise en charge sociale qui, paradoxalement, exclut, marginalise, déshumanise en retirant au malade la liberté de souffrir, sinon mourir, chez lui, dans un cadre familier et réconfortant. Prise en charge qui irait jusqu’à légiférer sur nos angoisses, sur des expériences tellement personnelles, intimes, au ressenti fluctuant.

Grâce à l’efficacité des médicaments, à cause, dans notre société de confort, d’une véritable hantise du souffrir, les médecins prescrivent, prodiguent des sédatifs et antidépresseurs à foison, voire en prévention, tant l’idée même de souffrir est devenue inacceptable, insupportable. A se demander si le traitement de la douleur ne participe pas d’un fond de commerce, d’une économie lucrative.

Un vaccin possible à vie contre ce mal ? Comment la supprimer sans se supprimer quand elle colle si bien à la peau que souffrir = vivre en une parfaite équation ? Evolution des mentalités : dans l’appréciation de cette alternative, le refus de la douleur, dans la balance des avantages et des inconvénients, pèse, aujourd’hui, plus lourd que la vie.

La douleur… La part du pauvre de notre condition humaine. Rêve de progrès : s’immuniser contre elle, sinon l’éradiquer.

Localisée ou diffuse, ponctuelle ou chronique, physiologique, sensorielle, neurologique, psychologique, émotionnelle, imaginaire, mentale, spirituelle, idéologique… plus on la cerne, l’analyse et la comprend, plus elle échappe. Elle n’est pas que… et elle est tout cela : plurielle, polymorphe, irréductible à une seule école, à un seul point d’ancrage, elle atteint le patient tout entier.

Des douleurs, donc, à multiples voies/x, qui nous renvoient à nos limites conceptuelles, psychologiques, médicales et culturelles. Des douleurs qui interrogent, dans notre société de loisir et de bien-être, nos représentations de la vie en rose, idéalisée, d’Epinale. Douleurs questionnant, dans notre société matérialiste et jeuniste, nos représentations du beau, de la santé, de la décence, de la dignité. Douleurs interrogeant enfin, dans notre société capitaliste et individualiste, prisonnière d’un temps linéaire, pensant en termes de projets, de rentabilité, de raison, de durée, de lutte, nos représentations de l’instant, de l’utilité, de la paix, de la gratuité, de l’amour… Miroir des représentations et des priorités de ce que nous imaginons être la vie.

La douleur… Cette exigeante, parce qu’elle s’adresse à l’être humain dans toutes ses dimensions, alors que notre écoute se révèle parcellaire, limitée. La réponse à la douleur ne devrait pas appartenir au seul médecin. Elle apparaît aujourd’hui moins d’ordre médicamenteux, clinique que tout à la fois psychologique, spirituel, social, bref: humain. Complexité qu’il s’agit non d’ignorer, mais de comprendre. Aux douleurs, proposons des réponses variées. Réponses qui devraient mobiliser des regards, des écoutes tout aussi divers, pour mieux les englober, les panser, les consoler, les soigner, avoir voix au chapitre : enjeu, luxe… un pari pour demain ?

La douleur : rares voix au chapitre

– Montaigne, Les Essais

– Molière, Le Malade imaginaire

– Alphonse Daudet, La Doulou

– Emile Zola, Le Docteur Pascal

– Dante, Le Purgatoire, L’Enfer

– Jacqueline Rey, Histoire de la douleur

– Jean de La Ceppède, Théorèmes spirituels

– Anonyme, L’Imitation de Jésus Christ

– Saint Augustin, Confessions

– Ignace de Loyola

– Larry, Leçons

– Duhamel, La Vie des Martyrs, La pesée des âmes

– Leriche, La chirurgie de la douleur

(Article pour L’inattendu, 2012)

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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