« La prison après le caniveau »

Synthèse et morceaux choisis de l’essai de Christiane de Beaurepaire :

Non-lieu, un psychiatre en prison, 2009, Fayard, 358 p.

« Rester sensible aux hommes et à l’humanité, à l’écoute de l’émotion, la leur et la nôtre, c’est un message d’affection à mes enfants et à mes petits-enfants. Pour qu’ils le transmettent à leur tour »

Dans ce livre, Christiane de Beaurepaire, ex-psychiatre à l’hôpital carcéral de Fresnes, nous livre ses réflexions élaborées sur le tard d’une quinzaine d’années d’expérience auprès des détenus. Elle explique comment ce lieu marginal qu’est la prison est un miroir reflétant l’évolution idéologique de notre société, de l’État, de la Justice ; comment notre société a régressé en passant de l’État-Providence à l’État pénal, puis à l’État de sûreté; comment nous sommes venus à criminaliser nos marges, poussés par le populisme pénal ambiant.

La psychiatre dresse un état des lieux de la prison, entre inutilité et nécessité – pour le « bien » de qui ? Pas pour celui que l’on croit. Cela est une certitude. A rebours de nos pensées cloisonnantes, cet état des lieux déborde de l’enceinte pénitentiaire pour questionner la prison au sein de notre société, et le condamné dans son humanité. Le regard porté est moins médical qu’humain, moins impartial qu’indigné. Livre pamphlet. Véritable chef d’accusation. Un triste non-lieu. Pas pour celui que l’on croit. Cela est une certitude.

Pour mieux comprendre ce lieu emblématique du pouvoir qu’est la prison, l’auteur nous invite à passer de l’autre côté du guichet, des grilles, là où le monde n’est plus ; à passer du côté de l’invisible social, du côté des « morts sociaux ».

I) Ce qu’était la justice pénale : de l’exclusion à la réinsertion

Force est de parler à l’imparfait, malheureusement, d’une certaine justice qui gagnait en égalité et en humanité. Celle héritée du Code Pénal (ou Napoléon – 1810) qui allait dans le sens d’une « humanisation » de la détention en exonérant les malades mentaux de leur responsabilité pénale, en les confiant à la médecine, aux hôpitaux, et non à la prison.

Des prisons qui gagnaient en humanité, autant que faire se peut, et même si tout restait encore à faire, aux lendemains de la seconde guerre mondiale, tirant ainsi les leçons des incarcérations douloureuses dans les camps de concentration. Une trentaine d’années durant. Le temps des Trente Glorieuses. Celui de l’État-Providence qui poursuivait des objectifs de protection et de justice, basés sur tout un système de sécurité, d’assistance et d’aides sociales.

Ainsi, après 1945, une série de réformes modifient les données de l’incarcération. Davantage considéré comme une personne, le prisonnier tend à ne plus être réduit à son numéro d’écrou :

– Ordonnance du 2 février 1945 sur l’enfance délinquante qui impose la primauté de l’éducatif sur le répressif et crée des tribunaux pour enfants.

– Création du service social des prisons, du milieu ouvert (éducateur suivant un enfant dans son milieu familial) et de la formation professionnelle des détenus, dans une optique de réinsertion sociale.

– 1945, réforme Amor : soigner l’âme, l’esprit des prisonniers, soulager leurs souffrances, leur détresse. Le temps des psychiatres en prison. Pour une prise en compte de l’histoire, de l’humanité de chaque prisonnier. On pensait alors qu’il fallait lutter pied à pied avec la dégradation quotidienne, le désespoir, la solitude, la honte, la peur, la misère, le suicide. Le devoir commandait de restaurer la dignité et l’espoir chez tous les prisonniers accablés, de reconstruire les hommes en morceaux et de préparer leur liberté retrouvée.

– 1958 : création du juge d’application des peines dans un souci d’individualiser la peine en fonction de la personnalité du criminel.

– 1960 : suppression du bagne et de la déportation ; interrogations sur le bien-fondé des maisons de correction.

– 1994 : réforme permettant de soigner les prisonniers malades comme tous les citoyens, comme n’importe quel homme, être humain.

Malheureusement, depuis les années 70, sous l’assaut des courants de pensées monétaristes et néo-libéralistes, « la main visible » de l’État a commencé à être contestée par ce qui a été appelé depuis la Révolution conservatrice. Aujourd’hui, du fait de la crise économique, mais aussi des mutations sociologiques et idéologiques avec le vieillissement de la population, de l’individualisme et de la problématique du « Soin », la question de l’État-Providence fait clairement l’objet d’un débat.

Les partisans d’une conception minimaliste, dite de gendarmette, reviennent à la charge pour faire valoir que le rôle et les missions de l’État doivent se cantonner aux fonctions régaliennes (police, armée, justice).

Comme on le sait, les prisons se vident dans les périodes fastes, lorsque l’État se fait providence. Un gros mot l’Etat-Providence aujourd’hui. Faut plutôt dire l’État pénal, lorsque les travailleurs sociaux disparaissent et que se multiplient les fonctionnaires de police et ceux de l’administration pénitentiaire.

A partir de 1978, la période de sûreté ajoute à la peine d’emprisonnement l’impossibilité de son aménagement, réduisant les pouvoirs du juge d’application des peines.

Si la peine de mort est abolie en 1981, les peines se durcissent depuis : en 1986, elles passent à trente ans. 1994 : réforme du code pénal qui va dans le sens d’un durcissement et d’un allongement des peines, avec l’introduction de la perpétuité.

II) Ce qu’est la justice de sûreté : un iceberg, ou de l’exclusion à       l’élimination

A) Qui sont vraiment les détenus ? La prison, entre asile et hôpital

De gros bandits ? Al Capone et compagnie ? Des violeurs en série et serial killer qui font frémir comme à la télé ? Du gros poisson ? Qu’en est-il de ces 6 à 8 mille prisonniers par an qu’ingurgite allègrement la prison de Fresnes ?

La prison, un miroir de notre société, « la misère du monde qui s’expose », « bonne mère chez qui l’on place, comme autrefois à l’hospice, les misérables ». Les prisonniers, pour l’essentiel, restent des « éclopés de la vie », des pauvres, des sans-papiers, des sans-domicile-fixe, mais, plus gravement et surtout, des malades.

La France conserve son recordman pour les suicides chez les prisonniers. On ne le sait que trop. La prison regorge de malades mentaux (plus du quart des détenus), toxicomanes, alcooliques, schizophrènes, agresseurs sexuels, pédophiles, dépressifs qui ne sont pas soignés, dont la vulnérabilité psychique n’est pas prise en compte.

Comment ? Il n’y aurait « rien d' »anormal » à emprisonner tous ces « fous » ? Mais si, un scandale très anormal que de traiter un état maniaque en prison, à l’isolement « médical ».

Au XXIème siècle, exactement comme quelques centaines d’années plus tôt, la prison redevient asile, un hôpital asile, asile à tout faire, sinon le dernier asile pour certains… Il faut le dire : Bicêtre. Nous sommes à Bicêtre, en 1810. Certes, il n’y a ni chaîne scellée dans le mur, ni paille. Mais le sol est mouillé, les cabinets sont à la turque dans la plupart des cellules, le pot d’eau en plastique est renversé, l’homme est nu sous des couvertures de « force » ou de « sécurité », selon l’obédience ou l’humeur du jour. Il est nu, et le Comité pour la prévention de la torture s’en émeut. Il écrit que le malade subit des humiliations et des traitements dégradants portant atteinte à sa dignité. C’est exact et je réponds que j’ai toujours préféré un malade agité et suicidaire, nu, en sécurité et vivant, plutôt que son cadavre habillé et digne, respectueusement pendu avec ses sous-vêtements. L’indignité et l’humiliation sont de traiter des malades en prison. C’est d’en accepter le principe. C’est de composer avec le code de procédure pénale, renonçant aux commandements de l’exécution des soins.

Il en est ainsi des agresseurs sexuels : ils seraient plus à leur place là où on les soignerait: la prison guérit-elle de ces pulsions qui saisissent et contraignent ? Il faudrait que les décideurs du domaine de la santé découvrent enfin que les déviances sexuelles les concernent en premier lieu, parce que c’est tout simplement un problème de santé publique et rien d’autre. Et qu’on apprenne enfin de quoi il s’agit, pour prévenir et soigner, et interdire les drames, du côté des agressés et du côté des agresseurs. Un crime, la tuberculose ? Bien sûr, un crime de ne pas la soigner !

Or, on a beau emprisonner encore et toujours plus, il y aura toujours des schizophrènes, des personnes qui violent des enfants… parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. Le crime s’attrape si on laisse justement sans soin toutes ces causes qui n’ont rien de microbien, d’infectieux, de génétiques.

Pourquoi l’incarcération plutôt que l’hospitalisation ? Question de coût : trop cher l’hôpital quand on a la prison qui héberge, nourrit et soigne à l’occasion ces « détenus », « fous » (mais pas « malades »). La prison, beaucoup moins chère que l’hôpital pour les deniers publics. Le contribuable, vous et moi, nous qui renflouons au besoin les banques en faillite, qui faisons un devoir national de sauver le veau d’or comme autrefois la Patrie, un sacré paradoxe. Et la prison, c’est simplement dix fois moins cher que l’hôpital et les structures de santé publique. Alors vingt-cinq ans fermes, c’est beaucoup mieux et on s’y retrouve au bout du compte.

Il y a donc et surtout cette désastreuse jurisprudence qui incarcère au lieu de soigner. Au-delà de l’économie à l’idéologie, il y a surtout la démission de l’autorité sanitaire, une irresponsabilité dont il faudra tôt ou tard rendre compte.

Et de citer le philosophe Michel Foucault : « L’institution prison, c’est pour beaucoup un iceberg. La partie apparente, c’est la justification : « Il faut des prisons parce qu’il y a des criminels ». La partie cachée, c’est le plus important, le plus redoutable : la prison est un instrument de répression sociale. Les grands délinquants, les grands criminels ne représentent pas 5 % de l’ensemble des prisonniers. Le reste, c’est de la délinquance moyenne et petite. Pour l’essentiel, des gens des classes pauvres ».

Et de dénoncer le processus pervers, cynique et hypocrite d’une criminalisation des pauvres, des sans papiers et des malades à des fins moins sécuritaires (discours de propagande politique) qu’économiques, électorales, médiatiques : un détournement moral de l’État, au nom, soit disant, du bien commun, de l’ordre social.

B) Justifications et partie apparente de l’iceberg, le populisme pénal :           « Au kärsher ! » – au nom de la sécurité !

Constat : ces dernières années, nous assistons à un saut de la pensée sociale, en un clin d’œil, presque à l’insu de chacun, nous sommes passés de l’exclusion à l’élimination.

1) Au nom du trou de la sécu…

Autrefois, la santé partageait un ministère avec la solidarité. Voilà que la santé partage ces jours-ci son maroquin avec les sports. Il faut dire que la santé, c’est en effet devenu un sport. Du sport, parce que le sport c’est la santé. Belle trouvaille d’une « communication » judicieuse, l’outil moderne et indispensable des politiques et des managers afin d’occulter les vrais mobiles de leurs décisions.

L’inspection générale des affaires sociales a pourtant répondu en 2002 : les malades sont en prison plutôt qu’à l’hôpital parce qu’on a fermé les lits d’hospitalisation et renoncé à développer des structures de soin alternatives. Raisons budgétaires, priorités à l’exigence économique, arbitrages douteux. La prison est moins chère que l’hôpital, beaucoup moins. On y enferme donc des malades, et longtemps, beaucoup plus longtemps, au mépris élémentaire de leurs droits, plus généralement des droits de l’homme et finalement de l’intérêt collectif. Donc, paradoxe : on enferme en prison les malades au lieu de les soigner à l’hôpital. Et on les juge ensuite pour légaliser l’affaire, selon le rituel et l’apparat judiciaire, artifice de légalité. Avec, bien sûr le label de responsabilité pénale.

Ignorant avec entrain, se gardant bien d’y voir d’un peu plus près, et d’en savoir mieux sur la nature de la schizophrénie, d’en apprendre sur les conditions qui amènent une personne à tuer son prochain… Au moins, on évite de se poser ainsi la question à propos des conflits armés, l’autre manière plus simple de parler de la guerre, sinon des sanglantes boucheries officialisées, mises en scène, sacralisées, mère de l’héroïsme, des conquêtes et de la victoire sur les peurs.

Au fait, ces massacres d’État, combien de morts ? De morts légaux, officiels, de morts trophées, plutôt que des morts victimes ? Et où sont les commanditaires de ces morts non victimes, des héros d’un côté, des martyrs encore mieux, et des trophées de l’autre ? Légion d’honneur, rosette et Panthéon, ou bien prison pour meurtres ? Héros national ou Tribunal international pour crimes de guerre ?

C’est idiot, je n’ai jamais très bien senti la différence. Une livre de chair humaine pèserait-elle plus lourd qu’une livre de chair humaine ? Ou moins ? J’attends votre réponse car cette question me tracasse.

Pour l’heure, ils ont un rôle sur mesure, ces agresseurs sexuels, ils n’y avaient pas pensé, mais ils sont utiles : ils sont mauvais, tout simplement mauvais, personne n’en doute, et ça c’est excellent pour la cohésion sociale et le moral des autres prisonniers. Les malades mentaux, une autre spécialité de la prison. Surdité, cécité ou analphabétisme, nul ne s’en émeut, ni l’opinion publique qui confond volontiers les malades et les brigands, encore moins les pouvoirs publics, ravis de cette aubaine économique.

Et voilà comment on la rassure, non, comment on la satisfait, l’opinion publique, païenne divinité, ogresse vengeresse, et comment on remplit les prisons avec ceux qui désormais désertent les hôpitaux exsangues, pour le plus grand contentement des finances publiques, des politiques et de leurs gourous idéologiques et, pourquoi le taire, des psychiatres hospitaliers, débordés, anéantis sous la tâche.

J’en finis avec la triste réalité de ce yoyo des malades entre l’hôpital psychiatrique, les unités pour malades difficiles et le clapier de la prison. Une vie durant. Étourderie, incompétence ou perversité ? Temps perdu, êtres affolés et réduits. Dette acquittée ? Laquelle ? Celle qui est liée à l’infraction commise faute d’avoir reçu les soins requis ? Celle de l’État à l’égard du malade et des victimes, pour avoir exclu le malade des soins requis ? Pour quel bénéfice ? Celui de la victime et des siens, bernés par un processus juridique en trompe l’œil censé les apaiser ? Celui de la société rassurée à grands coups d’annonces par sa justice, et l’infracteur à jamais perdu pour elle, pour lui ? Ou, trivialement, bénéfice sonnant et trébuchant, l’économie du coût des soins non prodigués : 80 euros le prix d’une journée en prison contre 600 à l’hôpital. A ce prix-là, on rêverait, au ministère de la Santé, d’emprisonner les cardiaques, les infectés, les diabétiques, les vieux, et tous ceux qui fréquentent encore l’hôpital public. Le trou de la Sécurité sociale ne serait plus qu’un souvenir, le ministère de la Santé aussi. L’État, toujours prévoyant, a une longueur d’avance, ce sera donc le ministère du Sport, et puis voilà tout. Et quelques fonctionnaires en moins, on en rêvait aussi.

Mais, d’un peu plus haut, vous la voyez l’incohérence d’un processus d’exclusion, condamnable en tant que tel, mis en accusation de toutes parts, mais jamais condamné? Les paradoxes ont leurs raisons que l’irrationalité ignore.

Mais à qui profite vraiment le populisme pénal ? Aux victimes ? Aux citoyens ?

2) Au nom du risque zéro et du principe de précaution…

25 février 2008 : remise de la justice et passage à la sûreté, aidée par l’opinion publique grondant, énervée. Or, si l’effet paradoxal de la justice, c’est l’exclusion par la prison, l’effet, non paradoxal de la sûreté, c’est d’éliminer par l’enferment indéfini. La sûreté, pour être sûre d’être vraiment sûre, enferme indéfiniment l’auteur avec son acte, éliminant ainsi les deux. Coup double. L’exclusion s’est donc muée en élimination, la sûreté prenant le relais de la justice.

Ainsi, sous couvert de la notion de sûreté, qui évoque les polices d’assurance, les normes de sécurité industrielle, la prévention des risques, la maintenance des ascenseurs, les jouets fabriqués en Chine, les OGM…, c’est le principe de précaution que l’on actionne, l’universelle protection contre les risques les plus divers courus par chacun des recoins de nos corps et de nos existences.

Nous vivons un changement d’époque et de mentalité : à l’ère du virtuel, nous nous soucions moins des faits, que de l’éventuel, l’irréel, l’impensable, le possible ; nous sommes moins dans le présent que dans la projection, visant le risque zéro. Nous sommes passés « d’une justice de la responsabilité à une justice de sûreté » (Badinter).

La personne est moins de chair, de sang, d’idées et d’humanité que réduite à des chiffres, à une catégorie, à un fichier, à un risque potentiel ; elle est simplifiée comme un produit, une statistique, une image sur un écran.

Dernière loi votée qui vaut son pesant de justice : attention, danger, on enferme en CDI – contrat à durée indéterminée -, en PDI – prison à durée indéterminée -, en RDI – rétention de sûreté à durée indéterminée -, comme vous voulez, mais on enferme ceux qui ont soldé leur peine, très longue, dont la vox populi a dit qu’ils récidiveront, forcément. Forcément dangereux. Car on ne dit plus « forcément coupable ». Ici, nous ne parlons plus de faits, mais de risques, on dit « probabilités ». Beaucoup plus subtil, prévoyant, responsable et citoyen.

L’élimination… On s’était bien entraîné avec la destruction des moustiques à grande échelle pour éliminer le paludisme et avec celle des rats, jamais très propres les rats. C’est vrai qu’on a abusé des pesticides. On a d’ailleurs fabriqué du même coup des résistances et induit de nouvelles nuisances, parfois mortelles. Ce qui devrait donner à penser à la façon qu’ont les hommes d’éliminer les risques. Aux effets « indésirables » de l’élimination. Et, comme le dit Freud, gare au retour de l’éliminé, tout juste absenté. Refoulé.

C’est d’élimination qu’il s’agit désormais. Exclusion qui a changé de nature. Élimination du non-prisonnier, de l’ex-coupable, du porteur de risque. La lèpre et la peste sont de retour. Nous en avions déjà une idée avec ce genre de clochettes aux pieds modernisées en bracelet électronique, ce mouchard GPS. Le porteur de risque est bien de la même famille que ces infectés, dont seuls l’isolement et la quarantaine, tant qu’ils sont porteurs du risque, protègent leurs semblables. Indéfiniment s’il le faut, c’est-à-dire si la médecine reste muette. Je me souviens de l’idée géniale et généreuse des sidatorium. Protestations, droits de l’homme, lobbies, et, progrès médicaux immenses dans le traitement de ces infectés condamnés. Pour le porteur de risque criminel, nous avons les protestations, les droits de l’homme, mais pas les lobbies. Et pourtant, ce sont des partenaires bien utiles quand la justice sociale se réduit au rapport de force et à la joute des pouvoirs, un spectacle bien réjouissant, donné chaque jour aux infos afin d’occuper et d’édifier l’opinion, fidèle supporter et baromètre infaillible.

Avec l’élimination, nous sommes dans l’erreur logique grossière : traiter un non-acte comme un acte, une éventualité comme un fait ; confondre la réalité et le possible ; affirmer l’équivalence sinon l’identité de ces contradictions logiques. Et, sur ces postulats irrationnels, éliminer untel et d’autres.

La sûreté, cette perversion de la « prévention » en forme de « précaution » : l’élimination radicale.

Mais, certains vont s’interroger, je l’espère : et la condition humaine dans tout cela ? Ses vulnérabilités, ses faiblesses, ses singularités, ses besoins vitaux et élémentaires, ses droits, sa complexité à peine déchiffrée, la vie en somme ? Aucun intérêt la condition humaine, trop chère, inutile, rabâchée, et puis, la coupable, c’est elle. Rupture. Pas de temps à perdre, surtout que c’est de l’argent, à la trappe la condition humaine, avec le risque, le non-acte, le non-auteur et les médecins.

L’état pénal connaît-il l’empathie ? Je suis sûre qu’il trouve que c’est beau un pauvre, honnête et déterminé. Déterminé, ou résigné ? Non, déterminé à rester pauvre, bien pauvre. Et honnête. A rester digne, et donc silencieux. Une aubaine pour les pouvoirs publics, un pauvre honnête. Si rare qu’une gratification s’impose ! Excellent, à l’opposé de tous ces pauvres qui trichent, volent, protestent, et crachent leur haine sur les braves du dispositif de sécurité. Pas celui de la sécurité sociale, encore un malade celui-là, non, celui de la sûreté sociale plutôt, et nationale, svp. Ça ne vous rappelle rien, social plus national, national plus social ? La pauvreté comme la maladie mentale serait-elle dans les gênes ?

La prison, indispensable panoplie de régulation et de contrôle de l’ordre social. Mortifère instrument dans la main du pouvoir en place. Un épouvantail, une cage aussi, un cachot même.

Facile : les sans-papier, église, stade, immeuble vacant, peu importe, vidés, nettoyés. Les étrangers, rétention administrative, derrière des barbelés, nettoyés. Les prostituées, on demande les papiers et on avise : prison, si irrégulières ou si porteuses de hasch, 90 %, nettoyées. Les Gitans, profession voleurs, prison, nettoyés. Les mendiants, pas nets, alcool, larcins, un couteau au cas où, allez, prison, nettoyés.

Nécessaire la prison pour la propreté et l’hygiène ! Rappelez-vous : Kärcher… On lave, frotte, nettoie, jusqu’au sang, nettoyage du paysage, de tous ses détritus, prostituées, Gitans, mendiants, squats, tentes… C’est très joli cette lessive joyeuse, mais après, on fait quoi des taches, quand elles s’incrustent et reviennent ? Alors des lois, des lois avant tout. Indispensables pour légaliser la suite, l’exclusion et l’enferment. Pourquoi ? Mais parce que l’or du pouvoir ne supporte pas la souillure.

Utile donc pour montrer qu’on l’a en main, la sécurité du pays. 15 % de « oui » en plus dans l’urne. Rassurer l’opinion, enthousiaste quand on annonce l’ouverture de 14 000 nouvelles places en prison. Et enfin, des rétentions de sûreté à vie, depuis le temps qu’on demandait par quoi on pouvait remplacer la peine de mort.

Banalisation de la prison exposée à la une des quotidiens. Des prisons que l’on remplit avec des indésirables sociaux, nuisibles. Des taches sociales qu’il est urgent de faire disparaître. La prison exclut du corps social ceux de ses membres qui ne se soumettent pas au pouvoir en place, à ses lois officielles, aux règles implicites qui tissent la culture du moment.

L’exclusion par le chômage et la misère qui s’ensuit, c’est mauvais pour l’identité. Et bien sûr pour l’identité sociale, cette enveloppe qui nous sert de seconde peau.

C) La partie cachée de l’iceberg : au nom de l’électorat, du pouvoir et du veau d’or…

Puisqu’on ne peut pas éliminer physiquement tous ces improductifs, que c’est strictement interdit, il faut alors leur trouver une issue convenable. Ce sera donc folie ou délinquance, ou mieux : les deux. La sortie, ce sera donc l’entrée : l’entrée en prison.

L’institution pénitentiaire n’est qu’une création sociale et sa mission est définie par des textes écrits par des hommes, des hommes de loi, et des élus aussi. Criminogène, ce lieu de souffrance ne laisse pas indemne. La prison secrète la folie et la violence, chacun le sait, mais elle n’a ni les moyens, ni la vocation de se réformer. Elle est muette et n’apprendra pas à parler. Mais elle montre aussi à qui sait et veut voir, et c’est déjà un enseignement incomparable, si on accepte d’ôter le bandeau qui aveugle.

Évolution et mutation des mentalités : la justice serait-elle devenue une vaste entreprise d’élimination « libérale » ? La misère, avatar ou effet collatéral des priorités économiques ; la maladie mentale, trop chère pour les priorités économiques. Les priorités économiques, le déterminant commun de la misère et de la maladie mentale avec, au bout, la prison après le caniveau.

La prison, pour ne pas regarder tous ceux qui ne servent à rien pour la machine à faire de l’argent : les « improductifs », les « inutiles », on dit qu’ils coûtent cher, qu’ils cassent la cadence. La prison, pour ne pas regarder tous ceux que ça arrange et qu’il faut laisser tranquilles pour qu’ils continuent à faire de l’argent. Du business. Ce n’est qu’une question d’agent. Et le scandale, c’est de l’habiller avec de la morale, des théorie, de la justice, de la responsabilité, et toute une industrie de l’information.

La prison, ce qu’on a trouvé de moins cher, et c’est très pratique pour distraire les gens et détourner leur attention de là où on fait de l’argent, et seulement de l’argent, rien que pour de l’argent. Les gens, on s’en fiche.

La prison, un paradoxe. Un mal, un crime, peut-être, en miroir des crimes. Ou, plus simplement, sournoisement, hypocritement, une nécessité qui a sa raison d’être. Une raison supérieure pas assez glorieuse pour se dire et s’exposer. Un trompe l’œil. A qui profite la prison ?

D’abord, la prison fait vivre les médias. Ventes et audience, parts de marché et tout l’attirail contemporain du commerce et de la finance. Un « produit », la prison. Comme du temps des Romains qui savaient comment distraire le peuple et l’affamer au besoin, panem et circenses, du pain et des jeux. Elle occupe un bon tiers de l’information quotidienne, elle rassure l’écran avec ses miradors et ses guichets métalliques, et si l’on pouvait voir dedans, juste un peu, tenir la porte entrouverte, juste pour le frisson…

La délinquance, une production et une réussite politique paradoxales. Ou comment diviser, réduire et domestiquer le prolétariat, par le prolétariat lui-même, la couche sociale « laborieuse », forcément exploitée, utile et nécessaire à la marche des affaires, un danger tout de même pour la classe du dessus. La délinquance, une catégorie sociale au sein du prolétariat, le ver dans le fruit, une tumeur maligne excisable. Le parfait bouc émissaire. On regroupe ses membres, on les surveille, on les contrôle, les interpelle, les juge et les enferme. Une pêche au fretin plutôt qu’au gros, facile dans les eaux troubles, malodorantes, mais poissonneuses.

Et l’on divise et l’on cloisonne et l’on exclut, bref, on réduit ce prolétariat encombrant avec ses idées progressistes qui ont tendance à germer.

La délinquance : une catégorie politique et sociale utile, limitée, définie, contrôlable au sein de cette nébuleuse d' »illégalismes » sociaux, insaisissables et irréductibles, beaucoup plus dangereux…

La délinquance, on peut la montrer du doigt, l’exclure et l’enfermer. Elle permet aussi de penser et de proclamer : « Nous on n’a rien à voir avec les délinquants, faut pas confondre ». Et d’en avoir peur des délinquants. Excellent la peur pour le pouvoir : on se tient tranquille, on condamne et on applaudit la répression. En d’autres termes, les délinquants, ce sont ces autres scandaleux, des boucs émissaires bien pratiques qui nous innocentent sans le savoir.

Grâce à elle, il s’agit de maintenir intact le pouvoir de la classe possédante et d’en protéger les activités. La délinquance est dès lors moins un risque qu’une chance, coup double en somme : repoussoir et adhésion à la présence policière, renforcement de la cohésion sociale, la collectivité resserrant ses liens identitaires – contre. Contre qui ? Contre les siens, perçus comme l’autre, l’autre toujours, l’exclu, le mauvais, l’étranger, l’indigne taulard, détenteur naturel (exclusif) du mal. Avec, en toile de fond, la figure terrifiante de la prison.

Populisme pénal. Ou de l’art de faire prendre des vessies pour des lanternes. Ce sont eux, tous ces gens de la liste, qui sont responsables du pouvoir d’achat qui baisse, de la fermeture des usines, des plans sociaux, des délocalisations, de l’essence qui grimpe, du niveau de français désastreux…

La prison : une nécessité idéologique au service du pouvoir. Des institutions comme la police, la justice, le système pénal sont l’un des moyens utilisés pour approfondir sans cesse cette coupure dont le capitalisme a besoin. C’est qu’au XXIème siècle, le capitalisme régnant, on pense moins, on consomme, enfin, si on a les moyens. Les luttes révolutionnaires sont surtout des révoltes, d’affamés et de parias en quête de survie dans des lieux désertés, pillés, indignes. Des explosions brûlantes d’exclus à bout de mépris et d’oubli.

Mais a-t-on pour autant compris la manœuvre « une vessie pour des lanternes » ? Pourquoi s’intéresser aux coupables minables, alors qu’il en existe de beaux et de grands, au top 50 des fortunes mondiales à la une des magazines une fois par an ? Mais parce qu’ils sont évidemment trop beaux, trop grands et trop inaccessibles, trop loin et trop chers aussi. Et trop redoutables. Difficile de les traîner en justice. Faudrait des faits, un chef d’inculpation. Et le délit de « veau d’or », pas plus de celui de capitalisme immoral et débridé, ne figure dans le code pénal, ni dans celui de bonne conduite financière internationale, même par temps de crise.

Donc, à défaut de moraliser la finance, moralisons le prolétariat !

Je sens bien que cette méditation sur la prison est comme un sursaut, une sorte de réaction en quête d’humanité, comme si c’était en prison qu’on allait désormais la rencontrer « parce que la délinquance est un signe d’insoumission, elle porte quelque chose de nous tous » (Catherine Baker). C’est bien pourtant ce qui m’avait saisie à l’hôpital, assise au pied du lit écaillé des malades.

… Alors ceux dont vous parlez, chère libellule (Garde des Sceaux, Mme Dati), eh bien, écoutez-les un peu. Écoutez leur histoire. Comptez sur vos doigts nerveux les drames qu’ils ont vécus depuis…avant même leur naissance. Débranchez de l’Élysée vos fines antennes, tendez-les pour une fois, comme une parabole sur le balcon, vers le visage de ces jeunes, et notez : abandon, maltraitance, physique et sexuelle, drames conjugaux, alcool, alcool et alcool, mère en sang, père en garde à vue, placement en urgence. Père absent, inconnu, disparu, décédé, emprisonné, reparti de l’autre côté de la méditerranée, beau-père violent, fugue, juge, foyer. On sèche, on fume, on sniffe, on boit (…). La prison rattrape son retard, et des quotas bientôt, ça marche si bien pour les paroissiens de votre collègue jaune clair. Il ne l’aura pas volé sa mention AB à l’évaluation de l’Élysée. Sauf que lui les met dehors tandis que vous, vous les enfermez bien à l’intérieur. Petite variante, l’idée est la même, vous obéissez : « Vous nous en débarrassez, allez ouste ! ».

III) Ce que serait une justice restauratrice : « pas un rebut, mais un rébus ! »

A) Problèmes de récidive et de réinsertion : « Si c’est un homme »

Tout le monde dit depuis des siècles que la prison ne sert à rien. Mais elle est éternelle. Parce qu’aucun pouvoir ne survit sans prison, parce qu’il y a toujours des récalcitrants, parce qu’il faut toujours exclure ce qui s’oppose ou échappe au pouvoir, le déconsidère ou nuit à son entreprise. Et rassurer les honnêtes gens, sûrs de l’être.

Alors, qui est responsable ici, puisqu’il faut sanctionner et punir ? Mais l’État, la collectivité, encore une fois, vous, nous, moi. Pour avoir accepté que l’institution fabrique de la folie et de la violence, et que les malades se trompent d’asile, au sens hospitalier du terme. Rien de neuf, mais en plus de la surdité et de la cécité psychique, il semble que les pouvoirs publics n’aient pas appris à lire à l’école primaire : des volumes ont été écrits à ce sujet, tout a été dit, et bien, et justifié. Faudra-t-il un jour sanctionner l’État ? Ce n’est pas une boutade. C’est une interrogation éminemment pertinente après l’affaire du sang contaminé, à l’heure du principe de précaution et des carnets de notes des ministres.

Misère et dégâts déjà là avant la prison. Misère et dégâts sanitaires, psychiatriques durant l’incarcération, rendant aléatoires les effets de la seconde mission pénitentiaire : l’insertion. Misère et dégâts après la prison. Les étrangers, les sans-papiers, les pauvres, les malades, les enfants… double, voire triple peine donc pour tous ceux que la vie s’était chargée de punir sans hésitation depuis leur naissance.

Quand on entre en prison, on se dépouille donc, vêtements, papiers, objets. C’est la règle. La grande coupure. D’avec le monde, d’avec les siens, d’avec soi. Une parenthèse la prison, en forme de cauchemar, de vide, de rien et d’inutile. La parenthèse se referme-t-elle d’ailleurs un jour ? Mais alors, et la socialisation, ou l’insertion comme vous voulez, vous vous y prenez comment avec rien ? Plus rien de vous ? Un mort, on l’habille joliment, on lui laisse parfois des objets intimes, on prend soin de leur identité singulière. Respect. Les prisonniers, eux : des morts plus morts que les morts.

La loi dit tant de choses sur la prison, sur ses objectifs (punir, amender, réinsérer), sur ses effets attendus. La loi ne dit jamais que la séquestration – la réclusion, l’exclusion – de l’enfermement pénitentiaire est une atteinte à la personne. Est désastreuse, criminogène, mortifère.

Or, c’est ainsi que les plateaux de la balance judiciaire sont bien équilibrés : d’un côté le tort fait à la victime, de l’autre côté les dégâts produits par la prison sur les détenus. Ah oui, la loi du Talion bien sûr, antique et vénérable, toilettée tout de même car on ne dit plus « œil pour œil, dent pour dent », mais crime pour crime. Imaginez-vous tous ces détenus suicidaires, ces auto-mutilés, ces paralytiques grévistes de la faim, ces avaleurs de fourchettes, de couteaux, de piles, de ferraille de toute sorte pour en finir ? Dans le silence des soignants et des gardiens, accablés et soumis, impuissants aussi, détournant le regard à la fin et s’évitant ainsi la nausée. En litres de sang et livres de chair, finalement, la prison s’acquitte de sa dette avec honnêteté et persévérance. Mais n’est-ce pas ainsi qu’on les fabrique les récidivistes, quand la vengeance remplace la justice ? Ou que les faits de la justice appellent la vengeance ?

Et parlons du mitard, cette cellule d’isolement complet, ce lieu où l’on se suicide beaucoup. Survivance du cachot, sanctuaire intouchable et mauvais pour la santé, pas bon pour les soins, où échouent les rebelles et, de plus en plus souvent, les malades agités. Quand il y a signalement, diagnostic d’inspection, mesure d’urgence, injections parfois. Alors là on est carrément hors la loi : on traite sans examen convenable, sans confidentialité, sans consentement, sans les conditions minimales du secret professionnel et de la surveillance du malade. De quoi se faire traduire devant le Conseil de l’Europe par le Comité de prévention de la torture qui aurait raison. Mais qui devrait aussi condamner l’incarcération des malades mentaux et les conditions de la vie indigne et cruelle en prison, et bannir l’usage du mitard. Mais a-t-on seulement pensé pour le détenu à une cellule psychologique d’urgence pour l’aider à se défaire de son désespoir ? Et pour le gardien et ceux qui découvrent les corps suicidés au petit matin ? Où se cache l’humanité ? Partie en vacances ?

Jusqu’à la dernière invention du petit empereur, les malades mentaux ont fait comme tous les prisonniers condamnés : quand la peine est finie, c’est ennuyeux, je vous l’accorde, il faut partir… Or, on ne supprime pas la pauvreté en enfermant les pauvres, on ne guérit pas la maladie mentale en emprisonnant les malades.

La plupart des prisonniers, en entrant sont sans emploi, en situation précaire, ont un niveau scolaire inférieur à la 3ème, aucune formation professionnelle, sans logement stable, sans protection sociale. Vous imaginez comment ils sortent de prison ? Bacheliers, actionnaires d’une multinationale, propriétaires d’un F4 ? Non, bien sûr, ils en sortent encore plus démunis : un carton, quelques tickets repas et de transport, un pécule minimal, le numéro d’appel gratuit du 115, en situation administrative irrégulière, papiers perdus ou absents…. Avec, pour tout issue, la misère, la récidive, ou la mort. 80 % des prisonniers sortent de prison sans accompagnement.

C’est à l’hôpital pénitentiaire que j’ai appris que la justice et ses instruments perdent tout pouvoir, toute signification et toute portée, à l’endroit où commence l’humain. L’histoire des hommes ne s’arrête certainement pas au guichet de la prison, elle se poursuit dans cet underground. On juge un homme. Mais son histoire dans laquelle sont tissés les faits, qu’en faites-vous ? Son destin, en somme, gros de l’infraction, qu’en faites-vous ? La justice retient l’homme, mais son histoire lui échappe. Paradoxe, car c’est bien de son histoire dont il s’agit avec l’infraction qui le donne à la justice. Pas seulement de l’acte commis.

Le prisonnier est là, mais, « si c’est un homme », il reste invisible, ou c’est que l’ « homme » s’est absenté. Ailleurs.

B) Contre l’ignorance : comprendre l’homme

Ne trouvez-vous pas étrange qu’on criminalise la pauvreté ? Et qu’on enferme les pauvres « normalement » ensuite ? La pauvreté est-elle un crime, comme la maladie mentale, au point d’être passible, comme elle, de la justice, de la sanction et de la punition ?

Punit-on les malades de l’être ou ceux qui ne les ont pas soignés ? Punit-on les pauvres de l’être, ou bien traquons-nous les coupables de la misère ? Les enfermer parce qu’ils sont socialement inadaptés ??? Inadaptés à quoi ??? Et si c’était la société qui n’était pas adaptée ???

Méconnaissance de l’homme et de son histoire. Confusions entre pauvreté, maladie et infraction (comme la lèpre au Moyen Age).

Les gens auxquels on ne comprend rien sont dangereux, forcément. Et c’est dangereux en effet de ne rien comprendre. Rien de pire que l’ignorance. C’est la mère de tous les maux, celle de tous les vices, de tous les dérapages en tout cas. Et l’ignorance est bien partagée : d’un côté, ceux qui ne savent pas ce qu’ils font, de l’autre, ceux qui ne savent pas pourquoi ceux qui ne savent pas ce qu’ils font le font : pourquoi un schizophrène tue, un agresseur sexuel viole, un déprimé suicide sa famille, un alcoolique boit. On sait seulement une chose : c’est mal. On va alors punir ces handicapés du discernement que nul n’a soigné quand il était encore temps. Ce sera déjà ça et au moins ils seront bien gardés et on sera tranquille du côté des « victimes », une catégorie sociale en expansion et qui vote.

Ce qui est sûr, c’est que les restrictions budgétaires ont cassé les équipes soignantes. Un schizophrène est une personne qui a perdu le contact avec la réalité, qui délire, qui est hallucinée, qui a besoin d’être en permanence soutenue dans la vie quotidienne. La suivre et ne jamais l’abandonner implique une équipe soignante en rapport, quantitativement étoffée. Avec des équipes soignantes exsangues, on ne peut plus suivre les patients. On les perd. Ils sont dans la rue, ils errent d’hôtels en foyers. Ils délirent, ils délirent de plus en plus et un jour ils passent à l’acte. Ils ne sont pas responsables. Les schizophrènes ne sont pas responsables de leur schizophrénie. Les responsables sont ceux qui ont assassiné les équipes soignantes. Les institutions ont pour effet de diminuer la criminalité. Les équipes soignantes ont un rôle protecteurs vis-à-vis de la société. Mais en évitant aux malades une double peine : leur maladie et la prison.

B) Soigner l’homme dans sa totalité

Comment réveiller les hommes politiques, à propos de ces marges qui, pesantes, inactives, improductives, n’ont plus leur place dans la collectivité. Qu’a-t-on fait du dispositif de solidarité, ce devoir social, qui veillait sur l’intégration ?

La pauvreté et la maladie mentale sont liées par l’exclusion. La misère génère la honte, l’isolement, la dépression, la perte des repères identitaires, et pourquoi pas la psychose, lorsque l’œuvre de déshumanisation est achevée.

Or, n’oublions pas que toutes les collectivités n’éliminent pas leurs « marges ». Certaines les protègent, les sacralisent presque. Devoir sacré d’accueil et d’hospitalité, d’entraide, de protection du démuni et du malade. Un couvert est mis, la porte reste ouverte ; et c’est encore vrai chez les pauvres justement, quand ils sont organisés en communauté. Ou quand des valeurs le commandent, religieuses ou traditionnelles, et quand, très proche de la conscience, intime et collective, on a gardé la connaissance de l’humain, de la souffrance partagée, de la contingence du bonheur et de l’aléatoire de la réussite. On dit empathie, je crois, pour parler de cette disposition inter humaine. On dit aussi que les grands criminels ne connaissent pas l’empathie…

Le mal, c’est de laisser un enfant souffrir. C’est d’ignorer les causes de sa souffrance. C’est de choisir de renoncer. De choisir à la place un bouc émissaire. Il s’agit d’apprendre à faire la guerre à l’ignorance. On sait qu’il faut chercher, mais chercher c’est cher, évidemment, beaucoup plus que la prison.

Il faudrait des logements pour les pauvres, une urbanisation digne de ce nom, la démolition des ghettos autrement qu’au lance-flamme ou au kärcher, des établissements de soins pour le traitement des malades mentaux. Il faudrait des soins identiques pour tous, ceux du dehors, comme ceux de la prison. Il faudrait une réponse matérielle adéquate. Il faudrait un programme. Il faudrait un choix. Au lieu de cela, nous assistons à une inflation carcérale ubuesque.

De plus, il faut le rappeler, en prison, ce n’est pas une action, des faits ou une affaire dont il est question un jour. C’est d’une vie, tout entière. Je le répète encore. Le dit-on assez ? On juge des faits, certes, mais aussi une personne. On sanctionne des faits et on punit une personne. A-t-on considéré l’histoire, la vie, l’histoire de la vie du condamné ? On y aurait rencontré la personne et les faits, visibles ou devinés dans un coin, implicites ou commis. On dira sans doute que l’on peut donc prédire ? Oui et non.

Alors, quelles failles sociales et identitaires pour mériter la prison? Paradoxe : de telles failles donnent-elles d’autres choix que la transgression ? Font-elles bon ménage avec le libre arbitre ? Et le discernement ? Avec la dépression, sans aucun doute. Alors, faut-il enfermer les pauvres ou traiter la pauvreté ? Enfermer les malades ou traiter leur maladie ? Les pauvres et la maladie sortent de prison. Tant mieux, tant pis ? C’est un fait, et la justice est aveugle, nous le savons.

Comprenez : un acte est un et l’auteur est multiple. Et, quand le prisonnier malade a deux, trois ou quatre maladies psychiatriques ? Il devient un rébus – pas un rebut, un rébus. La justice le sait. Pas la rétention de sûreté. Mais l’auteur est devenu un détail. Or, s’intéresser à l’auteur, aux auteurs de l’acte, ce n’est pas naïf ni utopique, c’est même une façon de rendre la justice, on dit, au Canada, une « justice restauratrice ». Donner un sens à l’acte, c’est du même coup donner un sens à la peine, c’est rendre son âme à l’auteur et ôter la marque infamante. C’est dire que l’auteur demeure dans l’ordre humain, ce n’est ni chrétien ni idéologique, c’est… biologique.

Méconnaissance de l’homme incarcéré, méconnaissance aussi des dégâts psychiques liés à l’emprisonnement et au fonctionnement carcéral. Méconnaissance des séquelles psychiques, de la « psychose carcérale » attribuée à l’isolement et à l’ensemble des indignités subies, portant atteinte de la conscience de soi, au sentiment identitaire.

Dommage qu’on se bouche les oreilles dès qu’on annonce de telles évidences. On vous assomme assez à longueur d’ondes pour vous convaincre de l’existence du mal incarné et du monstre. Savez-vous que, parfait spécimen de l’espèce humaine, bien équipé de vos notions intangibles du mal et du bien, vous avez dans un recoin de vos synapses neuronales de quoi mettre une bombe dans un RER ? Nous possédons tous, dans un coin de notre cerveau, cette part d’irrationalité universellement partagée qui conduit parfois à l’illégalité. C’est-à-dire à la transgression.

Alors, s’il faut tout de même un procès et une peine, on n’attend pas vingt ans d’exclusion, on soigne l’auteur condamné, tout de suite, sans attendre, sans différer ce qui sans doute aurait dû être entrepris bien avant le procès. Et pas forcément en prison.

Vous connaissez une alternative ? Oui, une seule : proclamer très haut et plus encore que la prison n’est pas un lieu pour soigner les malades mentaux, n’en déplaisent aux agités qui nous gouvernent. En prison on soutient, on tente de soulager, d’accompagner ceux qui le souhaitent et n’en peuvent plus, d’eux-mêmes, de la prison et de la vie, mais on ne distribue pas du bonheur pour faire passer le temps si long…

 C) Écouter… l’homme…

… Nous verrons. Nous verrons si les consciences s’éveillent, si la clameur de Fresnes résonne à nouveau, si la raison renaît, forte comme une évidence, inondant, telle la mousson après la sècheresse, l’opinion publique déshydratée et fécondant la pensée. Les créatures élyséennes balayées par le bon sens retrouvé du peuple réconcilié auraient alors trois lignes dans les livres d’histoire du XXIème siècle.

Les malades seraient de nouveau soignés dans de vrais hôpitaux, les prisons délestées des malades, des mourants, des vieillards en fin de vie et des sans-papiers. On pourrait enfin apprendre à dire Monsieur aux miséreux, et même aux misérables, à prononcer leur nom et à leur serrer la main. On aurait le temps.

J’ai rêvé je crois.

En tout cas, pour l’heure, l’énigme demeure. Et je reste démunie. La justice met un peu d’ordre en étiquetant tout cela, en classant les faits, en établissant un barème précis des sanctions et des punitions correspondantes. Mais je suis démunie, car, la justice passée, que signifie pour le malade la distinction, par exemple, entre « caresse » et « viol », lorsque l’attirance est forte, la quête obsédante, l’excitation sexuelle insoutenable ? La peur et la honte au paroxysme ? La coupure de soi telle qu’elle crée deux étrangers, dans une même enveloppe ? Je suis démunie…

Aujourd’hui, j’écoute et chaque détenu m’apprend quelque chose ; je ne découvre que ce que je savais déjà : il n’y a aucun lien entre la loi, la justice, les projets du petit chanoine et de la libellule, et la réalité de l’expérience psychique et humaine de ces infracteurs condamnés pour des faits énigmatiques.

J’écoute et je découvre cependant une chose : ces auteurs d’infractions sexuelles, ces pédophiles, ces incestueux, évoluent avec le temps, et pas seulement parce que leur libido s’enfuit. Ils évoluent comme des névrosés lorsque la parole persévérante dans l’échange thérapeutique finit par dégager un espace pour de nouveaux investissements, ou pour un nouvel aménagement des intérêts et du plaisir, piliers de l’estime de soi.

Allons-nous laisser ces énigmes, ces interrogations si graves et sérieuses sans réponses, aux bons soins, non pas de la justice qui applique la loi, mais d’un opportunisme politique qui n’a ni le temps de penser, ou, plus simplement, n’en a ni le désir, ni les moyens ? Ah si, les centres de sûreté…

Aujourd’hui, j’écoute et il arrive que mes consultations relèvent davantage de la rencontre, de l’échange, le temps d’une écoute, d’une rencontre dehors/dedans : le dedans d’une bulle bien close et ouverte sur un large monde partagé, celui de l’imaginaire, des émotions, de la parole, de l’échange, du possible. Et le dehors, la prison, qui enferme et soustrait du vrai monde. Les relations qui se créent ainsi sont uniques et précieuses. Le miséreux comme le misérable, le voleur comme le meurtrier. Le prisonnier « accidentel », comme le récidiviste, comme le reclus à perpétuité. Nous quittons le domaine de la justice, et entrons dans celui des hommes. L’indicible et le précieux sont là.

     La pauvreté et la maladie psychiatrique n’ont donc rien d’anodin. Elles s’inscrivent dans l’organisation sociale et dans la représentation que la collectivité se forge d’elle-même. Protection, exclusion, élimination. La prison, cette machine à punir, à corriger, à exclure, à éliminer. Fosse aux lions la prison ? Cour des miracles ? Arène sanglante ? Pas du tout. Ruche, fourmilière, bouillon de culture, d’émotions, de passions, exacerbées, usantes, tuantes. Un concentré d’humanité, son lieu de concentration. Son dernier refuge? Son dernier asile ? Dernier paradoxe. Mais, un peu d’objectivité tout de même, reconnaissons que l’on progresse : on installe l’eau chaude dans les prisons…

      Postface A l’instant où les États Unis ouvrent en grand la porte à l’espoir et réalisent le rêve d’un pasteur assassiné, la consternation nous saisit : la libellule vient en effet d’ouvrir avec pompes et apparat le premier Centre de Rétention de Sûreté. A l’hôpital de Fresnes. Au mépris des fondements de la Justice, des recommandations du Conseil constitutionnel et du simple bon sens. Dans l’urgence et la démagogie. En vertu du principe de précaution et au nom du populisme pénal. Dans le silence assourdissant des instances sanitaires. Et c’est en France.

8 décembre 2011, la bénévole que je suis fait ses premiers pas à l’hôpital carcéral de Fresnes (le seul en France), premiers constats : on lui refait une beauté, une jeunesse, un beau vernis, des murs jaune paille au linoléum assorti. C’est propre et plus moderne. Les malades apprécient le « luxe » de passer leur journée sur un lit médicalisé. L’hôpital est en travaux depuis un an. La moitié d’un étage, côté médecine, est terminée. Les travaux sont en cours en moyen séjour et en rééducation. Mais, même parmi les chambres repeintes, toutes n’ont pas l’eau chaude…

Il est a noter également que commencent à se développer en France des unités de soins pour détenus dans quelques hôpitaux publics, comme à la Pitié-Salpêtrière à Paris, par exemple.

Mais je ne parle que de quelques lits, que d’une poignée de « chambres ». Qu’en est-il du Grand Quartier de Fresnes, et des milliers d’autres cellules en France ?

Mais on ne parle que de « mieux » matériel. Entre promiscuité et isolement, humiliations et violences, quelles réponses apporter aux souffrances, à l’isolement et aux détresses morales des détenus ? Qui, elles, demeurent…

Bibliographie complémentaire

Catherine Baker, Pourquoi faudrait-il punir ?

Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison

Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
Ce contenu a été publié dans des Mots prisonniers. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *