Des pauvretés en milieu carcéral – les leurs, comme les nôtres

C’est par le biais de la pauvreté que je suis entrée en prison, il y a près de neuf ans.

Pauvreté financière, économique, un SDF faisant la manche sur le quai d’une gare, par temps froid, quêtant une petite pièce pour se réchauffer en prenant un café : « Je sors de prison… », murmurait-il, comme pour se justifier, s’excuser. Les gens alors de s’éloigner, comme au devant d’un pestiféré. Ma première rencontre avec un prisonnier. Je fis mieux que de lui donner une « petite pièce », je l’accompagnai à La Brioche Dorée pour l’entendre me parler, autour d’un café, de sa prison, de sa « sortie sèche », après la peine, sans rien d’autre que deux tickets de métro et un carton dans les bras contenant quelques effets personnels.

Aujourd’hui, à la Maison d’arrêt de Fresnes (qui, grâce à la Covid, au premier confinement et à la réouverture de La Santé, ne connait plus de surpopulation avec trois prisonniers dans neuf mètres carrés), sont écroués des hommes et des femmes soit prévenus (en attente de leur jugement), soit condamnés à une courte peine ou en attente de leur transfert en Centre de Détention ou en Centrale (pour les longues peines) : 1915 personnes (dont 121 femmes) dénombrées fin octobre1.

749 détenus, tous âges confondus, sont pauvres, indigents, qui reçoivent une aide de 30 euros par mois pour cantiner et téléphoner.

Cependant, la pauvreté en milieu carcéral n’est pas seulement d’ordre financière, économique, matérielle (bien que le manque de vêtements ainsi que l’absence d’eau chaude et de plaque chauffante, surtout en hiver, comme de frigo en été, pèsent lourd pour plus d’un). En effet, dans le très vieil établissement pénitentiaire de Fresnes (construit en 1898), elle est également d’ordre sanitaire : rats, cafards et punaises de lit se font tour à tour dégoût, casse-tête ou animaux de compagnie ; on répugne aux douches collectives, des plus crasseuses, et pleure sur des cellules pour beaucoup délabrées comme sur des « promenades » peu campagnardes (d’anciens boxes pour chevaux bétonnés, dégoûtants). Vétusté d’un lieu de misère qui confère à Fresnes sa réputation de « pire prison de France ».

La pauvreté dans ce lieu d’enferment, enfin, est également d’ordre affectif, humain, sinon sentimental voire sexuel : si on est détenu, on n’en reste pas moins homme ou femme, avec des besoins de corps comme de cœur.

Ainsi, à l’heure d’aujourd’hui, à l’ombre derrière les barreaux, 71 d’entre eux, de cinquante ans et plus (dont 4 femmes), n’ont aucun parloir, aucun visiteur extérieur, qu’il soit familial, amical ou associatif. En état de mort sociale, relationnelle, humaine dans ce milieu ô combien inhumain, déshumanisant, violent, ils traversent l’épreuve de la détention comme ils peuvent, cahin-caha, seuls. 

Entre « racaille » et surveillants, les chocs éthniques, sociaux, culturels et générationnels demeurent très difficiles à vivre, à supporter, qui participent de l’exclusion des personnes âgées2. D’ailleurs, celles-ci renoncent souvent, plusieurs années durant, à prendre l’air, à sortir de leur cellule, surtout quand se rajoute à leurs difficultés un délit ou un crime inavouable, sinon une maladie et/ou un handicap. 

Isolés et s’isolant, leur solitude devient alors immense. Au fil des mois, des ans3 : un puits sans fond. Que rompent tout juste, qu’habitent longuement, pour unique compagnie, les programmes de la télévision.

Aujourd’hui, nous ne sommes que quatre bénévoles Petits frères des pauvres à intervenir sur ce terrain, dans l’espérance de pouvoir tous les accompagner, les écouter, les réconforter, un instant leur esprit aérer.

Alors que la peine ne devrait relever que d’une privation de liberté (de mouvement), la prison se fait lieu de privation de bien des richesses : matérielle, financière, sanitaire, familiale, amicale, sociale, affective, humaine. Et plus les années passent, plus on s’appauvrit, même physiquement, avec les muscles, la vue, la locution qui perdent en dynamisme, qui s’atrophient dès lors qu’ils sont de moins en moins sollicités, que l’horizon se réduit, se bouche, entraînant nombre de troubles physiologiques et psychologiques.

Pauvretés qui les poursuivent jusqu’au-dehors, qui freinent leur réinsertion comme autant de boulets4, en cas notamment de « sortie sèche », quand plus rien ni personne ne les attend, ne les accueille à l’extérieur.

Cependant, réduire l’univers carcéral à toutes ces pauvretés témoignerait d’un discours tout aussi pauvre car la prison relève d’un univers (plutôt que d’un lieu plat et uniforme) plus profond et complexe qui est loin d’être tout blanc (comme le citoyen lambda se le représente – Club Med, kohlantess, salle de muscu, terrain de foot etc) ou tout noir (l’enfer absolu où l’on se suicide à tout bout de champ).

La prison, comme lieu révélateur de nos pauvretés sociétales et humaines ? Assurément. A commencer par la pauvreté de nos représentations, de nos préjugés, de nos a priori.

On construit des prisons pour mettre hors d’état de nuire, quand on sait que la plupart des détenus sont malades qui relèvent bien davantage de soins psychologiques, sinon psychiatriques – plus onéreux. Quand ils sont condamnés, on pense avoir tout fait, quand tout reste à faire pour les reconstruire puis les réinsérer : les travailleurs sociaux le savent très bien, qui ne sont pas assez nombreux pour s’occuper, comme il le faudrait, de chaque cas.

Et nous, bénévoles, comme partenaires à part entière, nous participons, petitement, mais essentiellement, de leur reconstruction psychologique, humaine, par la simple écoute fraternelle proposée. Ce n’est pas moi qui l’affirme. Ce sont leurs retours. Leurs retours à eux, les détenus, les « pauvres », que nous découvrons, comme ils se redécouvrent grâce à nous, bien meilleurs qu’ils ne le sont, bien plus beaux et riches humainement qu’ils ne le prétendent, qu’on ne se le représente.

Ainsi, au fil de la relation, rencontrer leurs pauvretés, accompagner leurs pauvretés d’être, c’est, contre nos pauvretés de représentations, découvrir qu’aucun homme, qu’aucune femme ne se réduit au mal, au délit, au crime qu’il a commis, qu’il ou elle est bien plus grand, immense, riche que ce qu’il a fait. C’est découvrir que n’importe qui peut chuter, tomber, s’écrouler, mais qu’il est toujours possible de se relever et que cela est un peu plus facile quand quelqu’un de bienveillant, de confiant se trouve à vos côtés qui jamais ne désespère de vous. C’est découvrir, derrière ces « monstres », des gosses, des enfances brisées, abandonnées, violentées. C’est ne pas excuser, oh non, mais mieux comprendre de quoi est fait l’Homme, notre humanité, avec ses parts d’ombre et de lumière. Et que, même à 50, 60 ou 70 ans, on peut encore apprendre sur soi, mieux se comprendre, se découvrir des talents, des richesses insoupçonnées, voire se bonifier par-delà le mal commis.

C’est, enfin, faire l’expérience marquante, bouleversante, pour eux comme pour nous, des fruits du temps donné et plus encore d’une bonté qui se donne gratuitement, de façon désintéressée, sans rien attendre en retour, via nos pauvretés en présence car, en prison, comme eux, nous ne valons pas grand chose – en ce milieu, la dernière roue d’un carrosse bringuebalant. Une expérience de solidarité, de fraternité qui leur permet de rester riche, coûte que coûte, d’un essentiel qui, quoi qu’ils aient fait, quoi qu’on en juge, les maintient en humanité : leur propre dignité d’homme et de femme. Dignité, ce bien inaliénable, qui ne peut demeurer, s’éprouver, se cultiver que dans le vis-à-vis, le face-à-face avec un autre. En l’occurence, un petit frère des pauvres.

Témoignage pour les Petits Frères des Pauvres,

dans le cadre des Journées Nationales Prison

sur le thème « Pauvreté dedans, pauvreté dehors ».

Novembre 2022

Soirée de sensibilisation à l’accompagnement en milieu carcéral chez les Petits Frères des Pauvres – Paris

1 Parmi elles, 148 ont entre 46 et 55 ans (dont 12 femmes), 68 (dont 3 femmes) ont 56 ans et plus. 

2 Personnes qui représentent environ 10% de la population carcérale.

3 Il faut attendre en moyenne quatre ans avant d’être jugé.

4Plus de la moitié des détenus son récidivistes.

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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