Le flambeau de Tamar

Lourdes, lundi 15 août 2022

En la solennité de l’Assomption

De retour à l’hôtel Saint-Sauveur, sur les six coups de dix-huit heures, la procession eucharistique terminée, en cette fin d’après-midi ennuagée, où seule la sainte Hostie enchâssée dans la rutilance d’un ostensoir irradiait, tel le soleil, de mille feux, je pensais la journée achevée, sinon le Pèlerinage national accompli, évidé de temps forts désormais derrière moi, ceux d’une invitée ayant fait de « belles » rencontres. 

C’est vrai : des personnes que jamais je n’aurais pensé croiser un jour sur ma route – Marie-Christine Vidal, journaliste d’exception par son humanité, son intelligence et sa sensibilité, directrice de la revue Panorama, à qui je dois ma présence ici ; Laurence d’Artigues, la magnifique épouse de Jean, atteint de la maladie de Charcot, qui, il y a deux ans, me bouleversa aux entrailles dans le documentaire Lourdes1, (emporté depuis vers un Ciel plus bleu que le bleu de (ses) yeux) ; et, non des moindres, Roseline Hamel (accompagnée de son adorable et pétulante Angélique, sa fille), la sœur du père Jacques, assassiné il y a six ans à Saint-Etienne-du-Rouvray, dont le procès, au Palais de justice de Paris, s’est tenu il y a quelques mois : une très Grande dame.

Le tout autour de repas fort copieux, généreux, savoureux, à la hauteur du mystère glorieux qui, en cette fête de l’Assomption, nous rassemble des quatre coins de la France.

Que désirer de plus ? De quoi repartir repue, comme disait ma mamie, le corps et le cœur nourris, l’esprit et l’âme comblés, enrichis aussi par les belles homélies de l’archevêque de Marseille, Mgr Aveline, un homme pondéré, tout emprunt de douceur et de bonhomie.

Un dernier dîner et hop au lit, après avoir commencé à remplir ma valise pour repartir, regagner demain Paris par le train de midi. 

Oui : que demander de plus ?

Ah ! J’oublie l’ultime Veillée des familles, à laquelle on m’a conviée pour témoigner des prisonniers depuis des ans accompagnés : dix minutes à improviser, avant de m’éclipser et de retrouver, épuisée, mon oreiller. 

Un détail. 

Duquel je n’attends rien. 

Pleine que je suis de mes récents souvenirs avec mes nouvelles copines. 

Non. Je n’attends plus rien. 

Tel un épais velours tombant sur la scène, l’obscurité recouvre peu à peu le sanctuaire. Elle éteint entrain, désir et joie, comme autant de lumière de réverbères, pour, de concert, tous nous endormir dans la douceur repue de la nuit. Oui : baisser de rideau, il n’y a plus rien à voir, à vivre, à éprouver. Le pèlerinage est terminé.

Ma collation prise, le cœur sur le départ, les semelles alourdies de paresse, je retraverse l’esplanade sise la Basilique du rosaire, vaste fourmilière en cette soirée du quinze août qui s’achève. Nombre de pèlerins patientent, babillent, flambeau de cire et papier bleuté en main déjà acheté, en vue d’une ultime procession nocturne. A laquelle je n’irai point. Hier déjà vécue. 

Oui : Que désirer de plus que je n’ai point vécu ?

… Peut-être, à cause d’un Pass-vaccinal non-valide, ce que je n’ai justement pas pu vivre : un service…. Oui, un service auprès des malades, des vieillards. Celui initialement programmé auprès de personnes handicapées dans l’une des salles à manger afin de les aider à se sustenter.

J’avoue : là est tout mon regret. Celui que, dans ma valise, je rapporterai.

D’un souffle, d’un revers de l’âme, mon coeur évacue cette triste pensée : Marthe, Marthe, laisse cette coupe ! Cesse d’alimenter de vains regrets ! D’autant plus que si, au pied levé, dès six heures du mat’, à chaque repas, courant à l’un, passant à l’autre, c’est tout bonnement à côté de Roseline, de Laurence et de Marie-Christine tu serais passée ! Non non, tu as eu la meilleure part…

Certes…

Dans l’église Sainte Bernadette, accompagnant l’arrivée des familles, un jeune guitariste fait monter, vibrer, exulter l’ambiance à tout chant : dernière louange nous réveillant, nous stimulant, nous réjouissant.

Quand vient mon tour de faire histoire avec Philomène, une jeune ayant perdu toute espérance, nous improvisons ensemble le récit d’un vilain petit canard sans avenir, un grand timide associable, introverti, qui sur le tard est devenu écrivain, conférencier et « fée » pour des détenus visités…

Notre petit sketch joué, à ma place retournée, une blouse bleue d’hospitalier s’assied aussitôt à mes côtés pour, sur fond de Glorious, à l’oreille me murmurer « de venir … Tamar … rencontrer …

– Qui ?

– Tamar… une jeune dans une grande détresse… précarité…

– Mais pourquoi moi ? Pourquoi la rencontrer ?

– Pour lui raconter votre vie, ce que vous nous avez dit, là, à l’instant, car c’est bien de votre vie dont il s’agit, n’est-ce pas ?… Pour la faire rêver… Qu’elle reparte demain avec de l’espérance… car elle rêve d’écrire… d’être une écrivaine… comme vous … de devenir… Ça lui ferait tellement plaisir… Lui dire que c’est possible… Lui donner envie de poursuivre…

– D’accord, je murmure, je vous suis… ». Et, me retirant de la fête, m’éloignant plus encore de mes pénates, de mon lit, de demain matin, me voilà suivant mon inconnu d’archange, de l’église bétonnée à un immeuble médicalisé, de ma petite scène aux chambres dédiées aux personnes handicapées.

Ainsi quittons-nous la pénombre de la salle, traversons le voile obscure qui nimbe le Gave d’une sombre moire, pour gagner l’un des bâtiments dédiés aux personnes malades et dépendantes, nous empressant tels deux insectes attirés par la lumière jaillissant d’une fenêtre. 

Au seuil de la chambre de la-dite Tamar, arrêtée sur son pas, tandis que notre ange bleu frappe à la porte, je couvre d’un geste rapide bouche et narines tout en écoutant la crainte sourdre en moi : il est l’heure de dormir ; mes paupières déjà s’alourdissent d’un sable s’amoncelant depuis des jours ; que lui raconterai-je, là, comme ça, à brûle-pourpoint, à cette jeune femme que je ne connais point ?

J’emboîte le pas, pénètre dans l’antre – tout doucement et lentement, très timidement malgré mes ans -, entre dans la crudité d’une lumière hospitalière, contre laquelle, éblouie, je manque me cogner comme la phalène.

La solitude de l’autre, on s’y engage avec respect. Avec une infinie délicatesse. 

Surtout quand nulle invitation ne vous précède. 

Dans sa bulle il me faut m’installer, un temps demeurer, sans rien bousculer ni casser. Des maladresses d’éléphant, j’ai appris à me garder.

C’est d’abord son fauteuil qui se donne à voir, son noir dossier nous tournant le dos, duquel dépasse une calotte crânienne, point pourpre comme celle de l’évêque, mais d’un sombre ébène. 

Mon mentor excuse notre intrusion impromptue, imprévue, à une heure indue ; il me présente nous abandonne aussitôt l’une à l’autre pour regagner la fête sans autre forme de procès. 

La porte derrière moi se referme, tandis que doucement l’encombrant carrosse pivote patiemment, révélant alors un beau visage de porcelaine, celui d’une bien jolie princesse venue de l’Est. 

Intimidée par une Blanche Neige surgissant tout droit de mon enfance, je m’assieds sur une chaise en face d’elle. Elle. Longiligne, la vingtaine, longs cheveux de jais, raides, une peau de lait et deux prunelles noires qui tantôt vous fixent, tantôt vous fuient, sourient ou se mélancolisent. Un préraphaélite l’aurait croquée avec adresse. Et moult tendresse. Tant elle irradie d’une grâce immatérielle : très vite j’en oublie, ne « vois » plus ni trachéostomie, ni hémiplégie. 

D’un sourire, d’un regard, sans perdre une miette de notre précieux temps, le courant passant spontanément, sans encombrement, elle me raconte son histoire, sa descente en enfer, dans un français châtié, presque parfait, qui ferait pâlir nombre de natifs parmi mes élèves : « Je m’appelle Tamar, je suis géorgienne et j’ai vingt ans. Je suis arrivée en France avec mes parents, il y a trois ans, pour y être soignée… A la suite d’un accident de voiture à seize ans, j’ai subi une opération dans mon pays. Un véritable échec… Une catastrophe… J’ai failli mourir. Nouvelle tentative en Turquie. En vain. C’est en urgence que je suis arrivée en France… (…) ». D’un revers du cou, du visage, du regard, elle décide d’abandonner le pan misérable de sa vie. Sur soi il n’est plus temps de s’apitoyer ; il est urgent de rêver, sinon d’espérer et de se projeter. Notre sablier ne s’évidant que trop rapidement. Bientôt, on devra la coucher dans son lit, bien trop tôt il me faudra partir. « C’est vrai que vous écrivez des livres ? (des étoiles comme des flambeaux incendient ses iris). Je rêve d’être traductrice… de traduire des romans français en géorgien. J’ai d’ailleurs commencé par traduire L’étranger de Camus. Mais j’ai dû tout arrêter… ». 

Par la fenêtre de sa chambre entr’ouverte, des Ave Maria s’élèvent jusqu’au ciel, entonnés avec ferveur par les pèlerins en procession sur le parvis du sanctuaire. J’aurais beaucoup aimé l’y conduire, sur son tapis volant de fauteuil roulant ; j’aurais aimé lui acheter un flambeau de cire et de papier bleuté, à l’effigie de la Vierge Marie, que j’aurais délicatement glissé entre ses doigts crispés, sur eux-mêmes repliés. « Non merci, je ne le souhaite pas. Je préfère rester seule, profiter de ma solitude : depuis trois ans je vis dans une petite chambre d’hôtel avec mes parents, que je quitte rarement. Je suis introvertie, vous savez, une grande timide. La foule me terrifie. En trois ans, grâce au pèlerinage, c’est la première fois que je quitte Limoge… J’espère, à la rentrée prochaine, pouvoir reprendre mes études en présentiel, ne serait-ce que pour me sociabiliser, ne plus avoir honte…, retrouver liberté et dignité…

… C’est drôle qu’on vous ait conduite jusqu’à moi ? Vous ne trouvez pas ? Pourquoi ? Comment ça se fait ? Nous sommes à quelques heures du départ, à l’heure où tout s’achève, où il faut refaire ses valises… Et, grâce à vous (grâce à Dieu!), j’entends les mots que j’avais justement besoin d’entendre. C’est beau comme vous parlez, là, sur fond de chant, c’est très beau… ».

Oui, c’est très beau, comme s’il nous était donné de goûter, tout là-haut au-dessus du site, au-dessus de tous, quelque chose d’une assomption qui transcende, transfigure les tensions, les souffrances, nos blessures d’âme et de corps.

Oui, notre face à face, devenu cœur à cœur, se fait si beau, si plein de grâce que notre duo en oublie chambre médicalisée et lumière blafarde. Celle-ci se tamise, s’adoucit dans le noir de ses yeux qui, au fil de nos voix, de nos sourires, de notre goût communié des mots et des livres, s’illuminent de mille et un fanions intérieurs, poétiques, comme autant de flambeaux brandis là-bas à bout de bras, pour éclairer, fut-ce un court instant, sa nuit… Avant que, radieuse, chacune ne regagne son lit. Le cœur allégé, les paupières alourdies de contentement et de poésie. A l’instar de la princesse d’un conte résumé (à son retour, par notre ange bleu de romancier), qui dans son cercueil, ne pouvait reposer tant que son prince ne fut à ses côtés pour lui murmurer les mots tant espérés qui lui permettront de lâcher prise. De s’abandonner. Sinon, demain, dès l’aube, de se relever.

Ô Seigneur, quel drôle de joueur tu fais, toi qui exhausses nos cœurs jusqu’en leur profondeur, de façon souvent inattendue, impromptue, indue, quand tout semble joué ou qu’il n’y ait plus rien à jouer…

1Lourdes, réalisé par Thierry Demaizière et Alban Teurlai

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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