Jésus, ce scandaleux

Je n’ai jamais porté de croix. Voilà qui est dit.

J’ai toujours refusé de porter une croix, là, sur mon cou, la petite croix de ralliement kto, en argent ou plaqué or, qu’importe.

J’ai toujours refusé les gris gris.

D’ailleurs, depuis ma conversion il y a dix ans, me découvrant l’âme franciscaine, j’ai toujours refusé d’arborer le moindre bijou (excepté mes alliances).

Déjà que j’étais bien remontée, il y a plus d’une année, quand, lors de ma consécration mariale, on m’imposa le scapulaire : « Euh, faut vraiment que je mette « ça » ? » (deux bouts de tissus reliés par une ficelle). 

– Oui : ne jamais retirer le scapulaire, comme d’un manteau marial. C’est « ça » ou rien. Que tu peux cependant remplacer par une médaille ». Alors, depuis, très discrètement, je porte médaille bénie sous mon vêtement. Je porte Marie. Mais la croix, ah !, « ça » non, jamais ! Comme d’un blocage psychologique. Ou évangélique. Ou théologique. Ou tous les plans à la fois.

Jusqu’à ce mardi 5 octobre.

C’est quelques jours auparavant, en la fête de la petite Thérèse, que l’injonction s’est faite pressante, imposante, contre mes refus répétés, contre mes révoltes et mes emportements de femme, de mère, de chrétienne, que je sentais gronder, monter du plus profond de mon être, par vagues successives de plus en plus hautes, de concert avec les déferlantes des heures à venir : « Non, c’est leur problème à eux, aux prêtres et aux évêques ! Non, de cette infamie, de ce mal absolu, je ne suis pas solidaire ! Qu’ils se débrouillent entre hommes !». Non, non et non ! 

Et pourtant, d’oraisons en prières, bien que renâclant et freinant des quatre fers, j’entendais bien que c’était là, ici, avec « ça », comme d’un clou honteux, infâme, monstrueux, qu’Il m’attendait.

Oui, j’entendais bien qu’il me faudra finir par la porter, cette maudite croix, qu’il me faudra consentir à partager-la-leur, à assumer aussi la Croix, toutes celles d’hier. Et d’aujourd’hui. Qu’il me faudra consentir à montrer, témoigner, faire signe au monde, plus que jamais, de mon appartenance au Christ (oui!), à l’Eglise (heu …), à cette Famille spirituelle qu’est l’Eglise catholique (…), tout aussi déviante soit-elle, par certains de ses membres, mes Frères en Christ (plus que mes Pères).

Le 3 octobre, on me prédisait 3 mille victimes. Allez, voulant penser large, nous ménageant une petite marge (notre curé ayant annoncé un tsunami), j’avançais 10 000 …

Plus de 300 000 … 

Insupportable.

Insoutenable.

Ecoeurant.

Crucifiant.

Je vacille et j’oscille, entre haut-le-coeur de dégoût et larmes à l’âme de compassion pour tant de vies à jamais brisées.

Immense est la tentation de tourner les talons, de secouer la poussière de mes sandales et de fuir en courant, en affirmant comme Pierre : « Non non ! Eux ? J’les connais pas ! L’Eglise?! N’en suis pas ! ». De La renier ? Oui, et plutôt trois fois qu’une : on touche pas aux enfants !

Comme pour chacun, ce mardi 5 octobre sera définitivement marqué d’une pierre noire. Plus que d’achoppement : d’effondrement. 

S’ensuivirent le choc, la sidération, l’oscillation entre le grand silence et le combat de Jacob avec l’ange, entre envoyer-tout-bouler et passer l’épreuve du feu pour mûrir et grandir en foi, pour demeurer, fidèle, au pied de la Croix.

Ce mardi 5 octobre, qu’ils furent lourds, pesants, de plomb, mes pas qui me conduisirent à la Procure afin d’acheter ma croix, afin de revêtir la Croix du Christ, la folie de Sa Croix, anticipant les sarcasmes à venir de mes proches, comme de mes moins proches, anti-cléricaux pour la bonne part. A deux doigts de vouloir tourner les talons, une nouvelle fois, comme Pierre, et fuir, fuir très loin de mon église paroissiale. Quo vadis1 ?, murmure ma petite Voix intérieure. Mon film préféré quand j’étais petite. 

Me voilà désormais la croix au cou, comme l’apôtre avait cinglé la ceinture autour de ses reins. Sans fierté. 

Aucune. 

Limite fichée « Pédocriminelle ».

Mais les yeux rivés comme des boulons sur Jésus Christ, qui me fait suer comme Il m’oblige à un regard sur l’autre, sur tous les autres, toujours plus grand, toujours plus large et toujours plus profond. Qui m’oblige, surtout, à un Amour de charité toujours plus fou. Oui, complètement fou, totalement incompréhensible aux yeux du monde. Et pour cause.

Ainsi en va-t-il avec mon super héros crucifié de toute son impuissance sur la croix, qui répond au scandale du mal absolu, par la folie d’un Amour encore plus absolu. Qui prend tout. TOUS. Sans rejeter. Sans trier ni séparer le bon grain de l’ivraie. Qui est venu non pour les biens portants, mais pour les malades, les tordus, les pécheurs, les exclus, les condamnés par la société. Qui enjoint d’aimer son ennemi comme soi-même, qui embrasse le traitre qui le livre à la mort et pardonne trois fois à celui qui le renie – plus : qui enjoint de pardonner soixante-dix fois sept fois : longue est la liste de l’Amour en actes, en marche, christique, apprise au catéchisme quand j’était toute petite, qui fait état d’un Amour tellement miséricordieux, qui, quand on le mesure vraiment, est proprement fou et scandaleux. Parce que sans mesure.

Sans raison.

Sans mérite.

Sans condition.

Purement et gratuitement donné.

Un Amour d’un absolu, d’une entièreté, d’une radicalité ahurissants, inouïs. Qui ne peut être que de Dieu.

Ce mardi 5 octobre, me voici mise au pied de ma foi, comme au pied de la Croix, sommée, une nouvelle fois, de Le suivre. Ou pas. De L’imiter, ou pas, dans cette Montée d’un Calvaire terrestre qui n’en finit pas : « Il se chargea de leurs fautes (…), il portait le péché des multitudes et intercédait pour les pécheurs »2.

A juste titre, on exige réforme, renvoi, démission, condamnation des ministres qui ont failli pour avoir fermé les yeux ou parce que pédocriminels : au nom des victimes, que justice humaine soit faite. La femme, la mère et la citoyenne que je suis ne peuvent qu’approuver.

Cependant, pour la disciple de Jésus Christ que je m’efforce de suivre, la réponse relève aussi d’un autre ordre, d’un regard autre, qui est moins celui du monde, que celui de Dieu, qui serait une réponse plus ajustée, constructive, restauratrice et pour les victimes et pour les bourreaux. Entre ces deux extrêmes que sont le silence de l’autruche et l’exclusion communautaire, il s’agirait peut-être, surtout, d’ouvrir les yeux, oui, et de reprendre route ensemble, en lucidité et vérité, en vigilance et responsabilité, avec un accompagnement des uns et des autres, avec une prise en soins psycho-spirituo-thérapeutiques de tous les membres de notre singulière Famille qu’est l’Eglise, qui, sous l’égide de Dieu, ne « fait point acception des personnes »3, du fait que notre justification par, avec et en Jésus Christ, provient de notre seule foi, et non de la seule Loi4.

1Où vas-tu ?

2Isaïe 53, 12

3Règle de saint Benoît, chapitre 2

4Saint Paul, Epître aux Romains, chap. 5

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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