Au risque de la fraternité

J’avoue. Trois jours avant de regagner la France, de retrouver Paris, j’ai craint. J’ai craint de retourner « chez moi ». Dans ce pays où il fait de moins en moins bon vivre.

C’est le risque du voyage. Tel Usbek et Rica des Lettres persanes qui permettent à Montesquieu de porter sur les moeurs de son temps un regard distancié, ironique et critique, c’est depuis la Laponie, depuis le vaste empire des élans, des rennes et des saumons, une fois le cercle polaire franchi, quand je me retrouvai au fin fond d’une taïga sauvage qui n’attise nulle convoitise, que je mesurai, pour ma part, toute l’étendue du stress, de l’agressivité, de la violence du monde dans lequel je vis, des eaux troubles, agitées, tourmentées dans lesquelles nous nous mouvons, nous débattons, dans une nage parfois à contre-courant à l’instar des fameux poissons arctiques. Et pas juste pour des raisons épidémiques. Ou climatiques.

Entre autres palmes et lauriers : chez nous, à l’échelle mondiale, le cinquième pays le plus riche ès PIB ; là-bas, le premier ès sérotonine (l’hormone du bonheur) pour la quatrième année consécutive. Ici, des records d’anti-dépresseurs ; là, jusque dans la capitale, paix, calme et sérénité se respirent à pleins poumons. Ici, on construit à fonds perdus des prisons, à coups de chiens, de miradors, de barbelés, de surveillants ; là, on les vide, qui ressemblent davantage à des cottages propices à la réinsertion. Ici, on salit, on enfreint, on gueule sur tout ; là, on suit, on respecte, on reste courtois avec chacun. Ici, les toilettes, c’est souvent quand y a vraiment besoin ; là, où que vous alliez, du fast-food au fin fond des bois, c’est toujours d’une absolue propreté. Ici, on brise, on fracture, on détériore, on cambriole ; là, on laisse tout ouvert, on sourit de la parisienne qui veut tout bien fermer à clef, on sait jamais. Là, dix-huit jours à rouler tranquille, pépère, sans excès de vitesse, dans le respect des distances de sécurité, à cent kilomètres heures grand max …, là il fait si bon vivre … ; ici … Ah ! Ici …

Deux semaines suffisent pour rétrograder de vitesse, se détendre enfin et faire confiance à son prochain …

Alors oui, j’avoue, je craignais mon retour dans un pays, dans une ville, où incivilité, agressivité et insécurité ne cessent de croître, de s’amplifier.

J’aurais aimé un démenti dès mon arrivée, en guise de bienvenue, qui m’aurait prouvé combien, comme dirait ma mamie, je charrie. Mais non. Sans transition. La porte de l’aéroport franchie, déjà des employés montent le ton, s’invectivent (pour rester polie) à la borne de taxis. Sitôt installée dans l’un deux, soucieux d’enchaîner les courses (le temps c’est d’l’argent), mon conducteur vole plus qu’il ne roule, au péril de nos vies, à plus de cent-quarante kilomètres heure sur l’autoroute. J’avais oublié c’que c’était, vite ma ceinture à l’arrière, je serre les fesses : adieu ô jours glorieux de franche détente musculaire ! J’en souris, plutôt que de faire grise mine. 

Bien décidée à résister pour ne pas voir ma bonne humeur (déjà bien entamée, réduite à peau d’chagrin) définitivement s’envoler, c’est courtoisement que je salue mon chauffard, sans rancune : de toute façon, y avait peu d’monde sur le périph, Paris au mois d’août oblige. Allez, on va tout d’même pas bouder son p’tit plaisir de regagner enfin son ‘tit chez soi … Forçant ma joie tandis que je pénètre dans le hall de l’immeuble, je me retrouve nez à nez avec une porte vitrée fracassée et des taches de sang partout dispersées … Bienvenue chez les Sauvages … La valise choit à mes pieds : un fou rire (nerveux) me gagne, irrépressible, tant la scène est énorme : Allez ! C’est vidéo gag, c’est drôle un moment, mais on arrête là, hein ? Rire de peur de devoir en pleurer, faire demi-tour et retourner tout là-haut chez les Samis.

L’homme de ménage m’apprend le lendemain qu’un charmant voisin rentré éméché d’une soirée, ses clefs oubliées, avait, d’un coup de poing, tout naturellement brisé le carreau de verre pour ses pénates retrouver. Normal …

En méditant sur ces minutes d’un retour déjà haut en couleurs, je réalise, stupéfaite, que des gens de couleur, justement, je n’en vis pas l’ombre d’un seul durant mon vagabondage boréal : que des peaux blanches, y compris parmi le personnel aérien, jusqu’à mon arrivée dans l’aérogare … 

Alors mon cœur se ressaisit, ne fait qu’un tour, ne fait qu’un bond, qui s’écrie : Comment donc ? Refaire demi-tour pour aller me calfeutrer, m’emmurer, me surprotéger entre les frontières aseptisées, sécurisées et monochromes de quelque paradis blanc ? Que nenni !

Toute une fierté française afflue d’un coup qui me galvanise, celle d’une France hospitalière que j’aime, dont l’accueil reste valeur et l’esprit cosmopolite, dont l’altérité, à couleurs, confessions et cultures multiples est richesse et réalité – compliquée, difficile, certes, mais un défi humain toujours, jusqu’à présent, relevé.

Fierté d’une République enfin, où Fraternité et solidarité demeurent, sinon un idéal, du moins une audace, une aventure, faite de profondes douleurs parfois, mais le plus souvent d’immenses joies et satisfactions : à vrai dire le seul voyage (avec l’autre, vers l’autre, pour l’autre – véritable terre incognita), en eau incertaine, qu’au quotidien nombre d’entre nous sont prêts à risquer. Avec foi, espérance et charité. Inconditionnelles. Jusqu’au prix assumé de leur vie. A l’image du père Olivier Maire, saint homme qui rejoint ce jour le Ciel, à l’heure où je retrouve ma terre.

Paris, lundi 9 août 2021

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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