Bagnard un jour, taulard toujours ?

Bonjour Delphine, qu’est-ce qui vous a motivé pour devenir Visiteuse de prison ?

Une rencontre, une écoute.

La rencontre, d’abord, avec un jeune sortant de prison sur le quai d’une gare. Il était complètement paumé, tout miséreux. Il demandait une pièce pour un café. Plus tard, j’apprendrai qu’on appelle cela une « sortie sèche », quand, libéré, vous vous retrouvez à la rue, sans rien ni personne, sans toit ni travail. 

Lorsqu’il précisa un peu trop fortement qu’il sortait de prison, les gens s’espacèrent, s’éloignèrent. L’espace se vida autour de nous. Je ressentis une telle défiance, un tel sentiment d’exclusion, que non seulement je lui donnai une pièce, mais l’invitai à prendre le café ensemble pour qu’il me raconte sa prison. Rien, visiblement, ne semblait avoir changé depuis Les Misérables de Victor Hugo, depuis Jean Valjean et son petit carnet jaune qui le stigmatisait bagnard un jour, taulard toujours.

Ensuite, il y eut un mois de janvier, il y a une quinzaine d’années, durant lequel, après des festivités bien riches, France Inter évoqua le problème des suicides en prison – nombreux en chaque début et fin d’année. Je ne comprenais pas … Non, je ne comprenais pas qu’en France, au XXIème siècle, alors qu’il paraît que c’est « l’club med », non je ne comprenais pas qu’on se suicide en prison, au pays des droits de l’Homme.

Sans réfléchir, j’ai voulu répondre à cette détresse, apporter ma réponse de citoyenne.

Avez-vous eu une appréhension avant d’entrer en détention ?

Absolument pas. C’en est même paradoxal : n’aimant pas ce qui tourne autour du « mal », je n’avais jusque-là aucun intérêt pour ce milieu-là (policier, judiciaire, pénal, carcéral). Dans ma volonté de répondre à cette souffrance qui m’interpelait, c’est sans vraiment réfléchir, sans idées préconçues ni me faire de films que je suis entrée en prison. Le « mal » ne m’intéresse pas : je tends tout simplement une main, ou plutôt une oreille, à un être humain.

Comment s’est passée votre première rencontre avec un détenu ?

Mon « baptême de taule » ? comme je l’appelle. Mémorable. Car fondamentalement instructif, pour ne pas dire initiatique. Avec un prisonnier que je n’aurais jamais dû rencontrer : un DPS – un Détenu Particulièrement Surveillé. Un antillais immense, une armoire, de plus de 70 ans. Condamné pour « crimes de sang ». Sur le seuil de sa cellule, il tenait des propos provocants aux infirmières : un détraqué sexuel. Heureusement que je n’étais pas seule, mais accompagnée d’un autre bénévole, prêtre de surcroît, qui non seulement n’en avait pas peur, mais le prenait avec humour et hauteur. 

La porte refermée, à l’intérieur de son antre, il se révéla plein de prévenances et reconnaissant envers ses visiteurs. Il nous raconta sa vie comme s’il lisait un roman. Il nous offrit le meilleur de son humanité. Je découvrais un philosophe, un lecteur de Marc Aurèle. Il écrivait beaucoup, sur un écritoire en bois. Des dizaines de feuillets d’une fine écriture noire habillaient son lit de misère. J’expérimentais d’emblée que l’homme ne se réduit pas au mal commis, qu’il est plus intéressant, plus grand que lui. Face à ce criminel, je découvrais que si le pire réside en lui, des trésors y sont aussi nichés : des pépites à déceler, à dévoiler.

Quelle est l’importance des visiteurs de prison pour un détenu ?

En tant que bénévole d’accompagnement de l’association Les petits frères des pauvres, je rencontre avant tout des personnes de plus de cinquante ans qui sont isolées, recluses dans leur cellule. La plupart n’ont ni parloir, ni famille, ni même de promenade (pour éviter « les embrouilles et la faune »). Plusieurs personnes (notamment les septuagénaires, souvent handicapés) n’ont pas de codétenu avec qui parler, pas même un psychologue pour les écouter. Ne reste que les infirmières, qui ont trop peu de temps à leur consacrer.

Les bénévoles leur apportent cette écoute, un regard, une présence qui leur permettent de refaire société. Ce n’est pas grand chose. Mais ce pas grand chose demeure un essentiel qui leur permet de maintenir la tête hors de l’eau : les personnes les plus isolées diront se sentir « appartenir encore au monde des vivants, des humains » et exister comme « hommes », comme des « hommes dignes », comme des « hommes encore debout » du fait d’exister, encore, dans les yeux de quelqu’un, d’être apprécié par quelqu’un qui ne juge pas, mais qui les accueille. En toute simplicité. Mieux : elles découvrent qu’elles sont appréciées, sinon aimées, pour ce qu’elles sont, indépendamment de leur histoire.

Pourquoi avoir écrit Hommes de l’ombre ?

Mon recueil rassemble des textes écrits durant mes neuf années passées à l’hôpital carcéral et aux maisons d’arrêt des hommes et des femmes de Fresnes. Des textes parfois rédigés à chaud, en sortant de prison, dans le RER ou chez moi. Ecrits à défaut de pouvoir parler, tant il est difficile d’évoquer ces rencontres hors-normes, des rencontres qui sont à des années lumière du mode de fonctionnement d’une société terrifiée qui simplifie et pense blanc ou noir, si ce n’est noir contre blanc. Une société où l’emporte, comme principales voie et réponse, le tout sécuritaire, le tout carcéral, le tout sanitaire. Une société aussi déshumanisée que déshumanisante.

J’ai donc décidé de donner à lire mes textes pour témoigner du paradoxe phénoménal que je vis derrière les barreaux : on pense que des monstres y sont enfermés, j’ose écrire que j’y rencontre la fleur de l’humanité …, à l’image de notre humanité, faite d’ombres, parfois nombreuses et noires d’encre il est vrai, mais aussi et surtout de lumière.

Un livre pour rendre hommage à ce que j’ai reçu de meilleur : leur lumière.

Quels sont vos projets pour les mois à venir ? 

En réponse au meurtre de mon confrère Samuel Patty et de mes Frères catholiques à Nice, je viens d’intégrer le groupe de Dialogue interreligieux de ma paroisse. Contre les murs qui s’élèvent, je veux bâtir des ponts qui relient. On m’a proposé de réfléchir sur la laïcité … Nous verrons ce que les mois à venir m’inspirent.

Pour conclure quels messages aimeriez-vous laisser aux formateurs bénévoles d’Auxilia ainsi qu’aux détenus apprenants Auxilia.

Aux bénévoles, plus qu’un message, leur exprimer toute ma gratitude pour leur engagement auprès de détenus qui me parlent d’eux ! Vous leur apportez beaucoup, énormément, car grâce à vous la « vie » ne s’arrête pas dans leur 9m2 de cellule. Alors qu’il n’y a pas assez de travail pour tous, ils peuvent encore travailler, encore apprendre. Grâce à vous, ils ont un projet dont ils sont fiers de me parler ; grâce à vous, ils sont heureux de sortir de leur oisiveté, de découvrir de nouveaux savoirs, de se former, de s’améliorer, de développer des compétences ; grâce à vous ils s’évadent de la pesanteur de leur présent et se construisent un nouveau lendemain ! 

Ensemble, formateurs et visiteurs, nous nous complétons pour leur permettre, par-delà les difficultés carcérales quotidiennes, de vivre d’un aujourd’hui plus constructif dans l’espérance d’un avenir meilleur.

Aux personnes détenues, l’enseignante que je suis, qui a foi dans les savoirs, quels qu’ils soient, pour développer l’être, je ne peux que vous féliciter pour cette démarche, pour cette prise en main, et vous encourager à poursuivre avec régularité : une aide précieuse à ne pas négliger pour mettre toutes les chances de votre côté, pour vous aider à vous réinsérer en évitant une sortie sèche, à la rue. En ce sens, que cette nouvelle année vous soit pleine de courage et de résolutions constructives pour demain !

Interview réalisée par Stéphane Allemand,

pour Auxilia, Une nouvelle chance,

Janvier 2021

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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