Du « droit au blasphème »

Dimanche 1er novembre au soir. Je suivais avec effroi les dernières manifestations anti-françaises au Moyen-Orient.

Ce lundi 2 novembre, je retrouvais, le cœur en berne, mes petits sixièmes pour une rentrée scolaire particulière. Ter repetita. Je me souviens encore de nos premières retrouvailles, le jeudi 8 janvier 2015 au matin. Pour rendre hommage à l’équipe de Charb, ceux-ci s’étaient exprimés en faisant des dessins. Puis il y eut le lundi 16 novembre après-midi : nous pleurâmes ensemble la mort de ma collègue, leur professeur d’anglais, Estelle Rouat, 25 ans, assassinée parmi tant d’autres au Bataclan. Après les couleurs propres à Charlie, j’optais pour le noir métal d’une encre pour évacuer bien des maux : les élèves écrivirent à Daech toute leur colère. Des plus justes étaient leurs mots.

Lundi 2 novembre. Ce jour de la fête des morts restera gravé dans ma mémoire de prof, encore et encore. Tous masqués. Voix sans bouche. Silence sans visage. Pour l’ultime hommage à mon confrère Samuel Paty.

Une nouvelle fois on appréhende, une nouvelle fois je me laisse surprendre : ils ont été formidables.

Aimant enseigner au jugé, d’une liberté que m’offre mon métier, plutôt qu’un cours magistral et moralisateur sur la laïcité, j’ai préféré écouter … Que voulez-vous, on s’refait pas, j’ai toujours eu foi en une certaine vérité qui sort de la bouche des enfants.

Après les crayons de couleurs, le noir stylo, ce sera le verbe, la liberté de s’exprimer, le devoir de s’écouter, l’échange, ou plutôt le partage, d’émotions, d’opinions, de raison(s).

Ce jour-là, dans ma classe, la laïcité fut moins un discours qu’une pratique. Naturelle. Ainsi, spontanément, en toute confiance, les enfants partagèrent-ils leurs émotions, leurs opinions, leurs croyances, leurs raisons. Leurs blessures. Aussi.

Il y avait Johanna, qui défendait la liberté d’expression, sans bien comprendre le problème posé par le blasphème ; il y avait Medhi, Inès et Elie, qui comprenait la liberté d’expression, là n’était pas la question, « Mais les caricatures du prophète, quand même, on s’sent pas bien, c’est blessant, c’est dans l’programme Madame ?

– Mais les élèves avaient le choix de ne pas regarder, de sortir, précisa Johanna.

– Y a pas d’autres caricatures pour faire cours ?, reprit Amin. Pourquoi notre prophète ?». Et moi de leur expliquer le pourquoi du comment, d’où l’on vient, de leur raconter hier pour mieux comprendre aujourd’hui : le combat des Lumières contre l’obscurantisme. « Ah oui, on comprend mieux, Madame … ».

Et de continuer à nous interroger, à réfléchir, ensemble : Y a-t-il des limites à la liberté d’expression ? Peut-on rire de tout ? Et le respect la d’dans ? En tout cas, ils me firent bien sourire : « Vous avez quatre heures ! », avais-je envie de leur dire, à mes p’tiots fin prêts pour une dissert’ de philo.

Car oui, c’est aussi cela l’école républicaine, les joies de la laïcité, quand elle est inclusive.

Je les écoutais. Tout en repensant au problème épineux du « droit au blasphème » (spécificité bien française), l’innommé dans la présentation de Robert Badinter sur la laïcité, qu’on nous a proposé de montrer, alors que c’est là, justement, que réside le nœud. Crucial. J’y repense, mais en regard, cette fois-ci, de ce qu’en dirait La Cour européenne des droits de l’homme. 

Ainsi, si hier il y avait eu, au sein de ma classe, choc des cultures, choc des civilisations1, si Medhi, Inès et Elie avaient fait appel auprès de l’instance européenne pour trancher le nœud gordien, rendre justice, celle-ci aurait sans doute demandé à Johanna : « Certes, la liberté d’expressionle droit au blasphème, mais ces caricatures-là, sur Mahomet, quelle est leur intention ? Pour quoi ? Pour qui ? Quelles conséquences civiles, pour la concorde civile … ? ». Et il semble que, depuis le 1er novembre 2018, cette haute instance juridictionnelle n’aurait pas donné raison à qui, dans notre « bon » droit, nous pensons …2

Mais cela, je ne sais pourquoi, je ne me sentais ni le « droit », ni la « liberté » de le leur dire.

Paris,

Mardi 3 novembre 2020

1Pour reprendre le titre de Samuel Huntington

  • 2 « La Cour européenne des droits de l’homme – compétente sur 47 pays européens et dont les décisions sont juridiquement contraignantes pour les 28 États membres de l’Union européenne -, a légitimé le code islamique du blasphème dans le souci de « préserver la paix religieuse » en Europe.
  • Cette décision établit un dangereux précédent juridique qui autorise les États européens à restreindre la liberté d’expression si une parole est jugée offensante pour les musulmans et présente un risque pour la paix religieuse.
  • « En d’autres termes, mon droit de parler librement est moins important que la protection accordée à la sensibilité religieuse d’autrui. » – Elisabeth Sabaditsch-Wolff. (https://fr.gatestoneinstitute.org/13218/cour-europeenne-droits-homme-charia?fbclid=IwAR0pF2hI2GBLsSQBD1bDhuBv48BP8EXHt2hjLtT9Th-sS62zEwJMPZGaMts)

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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