Samuel, Vincent & Vauban

C’est à l’abbaye de la Pierre-qui-Vire que je me suis retirée durant les vacances de la Toussaint, dans le cœur d’une vaste et belle forêt aux couleurs chaudement mordorées : l’un de ces rares endroits de France où se connecter à Internet reste si laborieux qu’on y renonce de guerre lasse, avant d’en goûter la libération, à sa volonté défendante.

Aussi, après plusieurs jours coupée du monde, sans même attendre mon retour à Paris, connexion immédiate dès le premier village (Saint Léger-Vauban, où naquit le fameux maréchal) : reconnexion avec « le monde » via les ondes pour être au jus des dernières informations. 

Il est tout juste midi.

Douze coups funestement sonnés. Violemment donnés.

Le glas en lieu de l’angélus me prend au dépourvu, me sidère, me tétanise. Me pétrifie. Me transperce le cœur. Le glas en mon âme qui, une nouvelle fois, après l’assassinat monstrueux de Samuel, mon confrère ès Histoire, sonnera à quinze heures pour Vincent, entre autres Frères ès Foi.

En plus d’apprendre le re-confinement national qui m’empêchera vraisemblablement de me rendre auprès des plus vulnérables, en ce temps d’automne grisonnant, prémices de l’hiver, où la nuit n’en finit pas d’assombrir, de miner, d’alourdir le moral d’un plomb des plus sombres.

Et, coup de grâce, de découvrir le texto d’un ami lointain me demandant de lui remettre la biographie de Mohammed qu’il m’avait donnée il y bien des années.

« Mon cœur est triste à en mourir »

Mon cœur est triste à en mourir … Ces mots de Jésus à Gethsémani, avant sa Passion, s’imposent pour ne plus me quitter.

Vauban … toi qui fortifiais des villes et des places, pour les rendre plus fortes, quelles murailles élever, moins contre, que pour préserver, protéger, consolider, renforcer ce qui s’effrite, ce qui est, de notre République, à sauver coûte que coûte : la Fraternité ?

Le désarroi me prend, l’envie de renoncer, d’abandonner et, plus que le gant, de jeter l’éponge. Ne pas même répondre. Ignorer celui qui autrefois fut mon ami.

Qu’ai-je en main ? Quels outils, quelles compétences, quel savoir(-faire) à brandir pour endiguer, résister, combattre, sinon tuer, oh, pas des hommes, surtout pas des hommes, mais le mal, à la racine, à la source ?

Qu’ai-je en main ? Moi, la prof et la croyante, pour continuer à relier, pour continuer à ériger moins des murs qui nous séparent que des ponts qui nous relient. Pour continuer à relier, non béatement, naïvement, mais en relisant notre Histoire, nos histoires, pour mieux comprendre hier afin de mieux nous relancer vers demain. Comment relire pour relier (conformément à ce que devrait être la reli-gion) ? Pour nous relier en nous relisant, en nous (re)découvrant les uns les autres, tous Frères, en vue d’un Bien commun, ce pain à faire lever au quotidien, à remettre à l’ouvrage chaque matin. A partager. Inlassablement.

Qu’ai-je en main outre ma culture et ma foi, mon indéfectible espérance en des lendemains plus fraternels, à l’heure-même où, de nouveau, librairies et églises ferment : pour moi, mes deux nerfs de « guerre ».

Et de rouvrir mon téléphone pour répondre, pour ne pas laisser se refermer la porte, malgré tout. « (…) bien sûr que je peux te rendre ta biographie, en espérant, du fond du cœur, que ce n’est pas par refus de le savoir entre les mains d’une chrétienne.

– D’abord, toutes mes condoléances. Mes pensées vont surtout à la famille et aux proches du défunt.

Tu te trompes de personne mon amie. Ces gens-là, qui nous terrorisent, ne sont ni musulmans, ni croyants et n’appartiennent même pas à la famille de l’humanité. Ce sont des malades, ils font aussi des attentats chez moi, à Casa. Ils visent tout le monde.

J’ai envie de relire cette biographie parce que je suis libre en ce moment, étant en arrêt maladie. De plus, les musulmans ne font pas de différence entre les prophètes et les messagers de Dieu. C’est même une obligation de croire à tous les prophètes et à leurs messages divins. Je te cite un passage de cette biographie : « Au cours de la cinquième année de la mission du prophète Mohamed (paix et salut sur Lui), ses compagnons étaient opprimés, frappés, harcelés et dépouillés. Il les a poussés à l’émigration vers « Habacha » (corne d’Afrique) pensant qu’il y régnait un roi juste (qui était chrétien et noir). Il a dit, un roi juste, auprès de qui nul n’est lésé. Rejoignez-le dans l’attente d’une issue heureuse grâce à Allah1 ».

Oui, je me trompais à cause d’une coïncidence, d’une concomitance, d’une désespérance quand je sais pertinemment qu’il ne faut jurer ni de rien ni de tous et encore moins d’une personne. Mais dialoguer, se rencontrer, se découvrir, encore et toujours. Même et davantage quand Culture et Tentes de la Rencontre (pour reprendre une image biblique) – qui, à vue d’oeil, semblent guère « de première nécessité » – sont battues en brèche.

« Ecoute, mon ami, ta biographie est toujours sur mon bureau. Puis-je encore la garder le temps du confinement pour la lire ? Et nous retrouver ensuite, autour d’un verre, pour en parler et te la remettre ?

– Ça marche. Enjoy it ! ».

Amen !

« Une dernière chose, Delphine. Aujourd’hui, c’est notre Noël, c’est le jour anniversaire de notre prophète. Au Maroc, ce sont deux jours de congé. En choisissant ce jour, ce criminel a aussi gâché notre fête ».

Paris,

Jeudi 29 octobre 2020

– pour le Dialogue interreligieux

(paroisse st François de Sales, Paris 17)

1Extrait de Le Prophète Muhammad, Sa vie d’après les sources les plus anciennes, de Martin Lings (ancien conservateur des Manuscrits orientaux au British Museum, a longtemps enseigné au Caire).

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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