A mon père

Papa, je serai franche, te rédiger un discours n’est pas facile … car tu n’étais pas facile à vivre, on va pas s’mentir.

Ah ça non, tu ne l’étais pas, à toujours râler, critiquer, tout et tout le monde, plein de ton maître-mot : « tous des cons ».

Il y a une époque, pourtant, où on s’marrait, où des conneries, mon Dieu, qu’est-ce que tu en faisais, presqu’autant que tu en disais, et qu’est-ce qu’on s’bidonnait ! Un temps de franches rigolades, un temps où tu nous faisais rire, où tu chantais la vie.

J’entends Myriam, ta belle-soeur, s’exclamer, pliée de rire : « Mais qu’est-ce qu’il est con ! ». Que de fois nous pleurions de rire ! T’aimais faire ton show, ton p’tit numéro, l’coup d’la dernière séance, un titre d’Eddy Mitchell que tu aimais tant : c’était, outre tes talents culinaires, tout le meilleur de toi-même. La première partie de ta vie.

Ce fut plus compliqué ensuite.

***

Ce mardi 22 septembre, le soleil est radieux. Dernier jour de beau et chaud, premier jour d’automne : un beau jour pour partir.

Dans le train qui m’emmène à la Tour du Pin, je revois le film de nos dernières séances et mon cœur se réchauffe et mon cœur sourit car, après bien des années difficiles, c’est sur le meilleur que tu finis : l’année dernière, tes vacances avec tes petits-fils Clément et Thomas, dans nos belles montagnes de Provence et au bord d’un lac de Bourgogne.

Ta dernière fête des pères, mémorable, en juin dernier, aux côtés d’Ernest et de toute la famille Guillaud réunie. Même ta sœur Nicole était de la partie.

Quant à notre dernière fois, c’était avant le confinement, pour mon anniversaire, dans un restaurant à la sortie des Abrets. Oh, tu étais semblable à toi-même … Mais tous ensemble, ce fut pas mal quand même.

Et puis mon dernier appel téléphonique, sans savoir que ce serait la dernière fois que je t’entendrai. Sans le savoir, mais peut-être le pressentais-tu à cause de ton pouls qui faiblissait. Ce jour-là, sept jours avant ton grand départ, tu m’offris le plus beau des cadeaux : ta paix.

La paix dans ta voix, la paix dans tes mots : tu avais enfin lâché prise. Et tu sais, sans vouloir t’infliger une messe, cela résonne pour la catho que je suis, car c’est le plus grand cadeau que le Christ, lors de son Grand Départ, fit à ses amis : « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix, nous rapporte saint Jean1. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur ne se trouble point, ne s’alarme point ».

Oh, comme à l’accoutumée, notre appel fut de courte durée : les cours masqués, compliqués avec la chaleur, de mon côté ; ton diabète pas très bon, ah si, ta cataracte, faudra te faire opérer.

Oh, je ne suis pas fortiche pour broder au téléphone, tu le sais, mais pour une fois que tu étais si bien, si apaisé, je voulais vraiment essayer …

Pour l’unique fois, aucune demande, aucune critique. Aucun « con » en vue. Tout était bien, tout était serein, aussi bleu tendre et tranquille qu’un doux soleil de matin. C’est toi qui mis fin à l’appel, avec ces mots inhabituels : « Allez, je t’embrasse.

– Moi aussi je t’embrasse ». Je raccrochai, satisfaite. Jusqu’à oublier ton mauvais état de santé, ton laisser-aller.

Le devenir de ta vieillesse nous inquiétait. Plus d’une fois, la rêvant pour moi, je me surpris à me dire qu’une mort rapide, sans souffrir, serait bénie. Ainsi te cueillit-elle, au départ de ton petit tour journalier : un arrêt du cœur, aux tout premiers rayons de l’automne.

***

Tu as vécu comme tu es mort, sans Dieu ni personne. Mais, tu vois, toi qui pensais partir tout seul comme « un vieux con », il te reste des fidèles pour t’accompagner jusqu’aux portes du Ciel.

Partir sans personne ? Vraiment ? Eh bien non : douceur d’apprendre que ce matin-là, contre tout pronostic, tu ne fus point seul : des voisins, des anonymes et Nathalie. Pour se précipiter vers toi, pour te tenir la main, pour te retenir à la vie.

Aussi, je pense que tu m’approuveras si je me fais porte-voix, si en ton nom je les remercie :

– Merci à Nathalie, ta voisine, qui, en véritable ange-gardien, veillait sur toi et sur Prince, ton chien

– Merci à Nanou, ta compagne d’un temps, pour ce bout de chemin partagé

– Merci à Nicole, pour être demeurée, malgré les ans et la distance, une petite sœur aimante, encore présente

– Merci à Jacques, ton ami fidèle, à mon mari Sylvestre, pour son soutien indéfectible, à Franck, ton beau-frère, qui a pris de son temps pour être avec nous, jusqu’au bout

– Merci à tous ceux qui nous ont rejoints si tôt ce matin, pour nous soutenir et t’accompagner, ensemble

Quant à toi, Pascale, l’impossible remerciement, comme l’impossible pardon de notre père, tu le sais. Alors c’est moi, maman, qui, au nom de tes enfants, te remercie pour les années données de ta vie, pour avoir tenté de porter papa, malgré tout, jusqu’au bout de ce que tu pouvais donner.

Sandra, toi qui lui étais la plus proche, de qui tu tiens tant – jusqu’à me faire de rire mourir dans sa chambre funéraire (« T’es vraiment con, disais-je, t’es bien la fille de ton père ! ») : jusqu’au bout, nous avons, de rigolades et de bonne humeur, accompagné papa, du meilleur de lui-même. Dans le fond de ton cœur, tu sais, sans qu’il eut besoin de te le dire, combien il t’aimait. Une rose pour Sandra, cette chanson, ne l’oublie jamais.

Sylvain, mon frère, « le p’tit con », comme il t’appelait (« Non !, lui répondis-tu, dans l’heureuse innocence de l’enfance, un grand con ! »), contre toute apparence, contre le défilé des ans, ses tentatives d’appels téléphoniques, les questions qu’il me posait sans cesse, le souci de toi qu’il avait, révélaient simplement, discrètement, sobrement, sans avoir pu jamais te le dire, combien il t’aimait.

Quant à moi, papa

il est des mots qu’à une génération, que chez nous, on ne disait pas. Que je ne t’ai, moi-même, jamais dits. La pudeur c’est ainsi.

Je t’aime, papa, je t’aime

Bron – crématorium

Mardi 29 septembre 2020

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1Evangile selon saint Jean 14, 27

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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