De natura rerum

70 jours, 8 semaines, plus de 2 mois

fut la durée de mon confinement, de mon exil, de mon retrait loin de Paris. En famille.

Bien plus que la durée habituelle de mes vacances estivales. Sans changement de lieu. Sans prendre train, avion, voiture pour voler d’un point A à un point B vers un plan C et D. Sans tournis touristique. Pour remplir rentabiliser le temps ; ne surtout pas le perdre en gaspiller une seule miette une seule seconde.

Comme pour beaucoup d’entre nous, l’épreuve du confinement m’aura permis de réaliser à quel point, en réalité, la vie menée, la vie imposée nous vole, nous dépossède d’un temps, à force d’être saturé, consommé, monnayé, marchandisé, conditionné, aliéné : dérobant, esclavageant, défigurant notre bien le plus précieux – notre part, notre parcelle d’éternité.

A la grâce du confinement, ce fut le temps retrouvé de Proust, un temps redevenu sensible, tangible, conscient. Goûté. Longuement savouré. Comme d’un long Shabbat. Qui n’en finissait pas.

Un temps qui m’aura permis de me dé-confiner, de me dé-sédentariser aussi pour, entre autres, renouer avec mon archaïsme nomade, avec l’un de mes passe-temps favoris, ex aequo avec la lecture et l’écriture : la marche. Car, oui, je l’avoue (et me défends de culpabiliser) je n’ai jamais autant vadrouillé depuis que nous dûmes, à compter d’un 16 mars mémorable pour sa rhétorique guerrière, rester paisiblement à demeure, appelés que nous étions à gagner en verticalité psychologique, éthique, sinon spirituelle, l’horizontalité qu’il nous fallut lâcher. 

Il y eut d’abord l’angoisse d’un départ précipité à l’annonce présidentielle, sur les rails, sur les routes d’une capitale et d’un pays désertés. Il y eut ensuite l’engueulade de gendarmes barrant la voie d’une cocagne à faible densité, propice à l’isolement et à la protection civile (car oui, malgré les doigts pointés, par trop envieux, en quittant Paris nous participions, de l’immeuble aux magasins à l’hôpital, en passant par ses rues et ses avenues, à son désengorgement sanitaire). Puis le soulagement de parvenir dans notre petit hameau montagnard (quatre habitants à l’année, excepté quand les Belges y prennent leur quartier d’été) – soulagement d’avoir réussi à quitter nos petits mètres carrés parisiens qui, nous enfermant les uns sur les autres, nous auraient rendus dingues, sinon agressifs, moi, un ado en pleine crise et un mari hyperactif.

Un soulagement, puis la chance, unique, précieuse, d’avoir pu entrer, me déployer, vivre dans un autre espace temps, le temps du confinement. D’un déconditionnement. Car soixante-dix jours c’est bien plus qu’un carême. Pour renaître. Pour se défaire du « vieil homme », comme on dit en christianisme. Pour abandonner ses mauvaises habitudes. Pour changer de regard. Pour se convertir. Comme on dit en religion.

Comme tous, d’abord, mon rapport au temps. De suite, je scellais mes retrouvailles avec une horloge biologique au naturel : levée et couchée avec le soleil, je redécouvris la tranquillité du geste, la tranquillité du mouvement, un décliné de vie tout en douceur, fluide, sans brutalité ni rupture, sans tensions ni coups de stress ; j’expérimentais les bienfaits de jours délivrés de maintes tyrannies, libérés de leur interminable liste d’activités laborieusement pointées. Une sortie du métro-boulot-dodo-actions-réactions, comme d’une sortie d’Egypte. Une désaliénation de la cadence infernale de nos vies.

Mon rapport à l’espace, ensuite. Fini la bougeotte, le dépaysement, le divertissement incessant. Pour des raisons professionnelles, associatives, cultu(r)elles, familiales, personnelles. Il y a toujours mille et une raisons, tout aussi valables et excellentes, pour justifier la bougeonite-aiguë, l’occupation physique, comme de l’esprit, en continu.

Stop ! Pas même rêvé : vivre, expérimenter un temps de vie rêvée : celui de VVVivre, pareil à un ermite, dans un petit coin reculé de nature. Jusqu’à tourner en boucle. Et à (devoir) m’en contenter. Et à m’en réjouir. Parce que c’était beau. Tout quitter de la ville pour me nidifier dans la beauté de la vie. Soixante-dix jours durant. Rien que cela. Renouer avec la beauté, sinon la bonté, foncière de la vie.

Mon mari s’occupant des courses (hebdomadaires – il redescendait alors dans la vallée, à une vingtaine de kilomètres de là), je ne passais le col à travers bois qu’une fois par semaine pour me rendre au village voisin, à quatre kilomètres, afin de déposer mon courrier postal pour les personnes détenues à Fresnes que je visite en temps ordinaire. 

Dans mon hameau, perché à 1600 mètres d’altitude, nul commerce, nulle boutique, nulle vitrine pour horizon, mais des pessières et des alpages et des montagnes à n’en plus finir. Je reçus ce temps de retrait imposé comme un cadeau de vie, béni, dans mon îlot semi-désertique. Sur lequel je débarquais. Soudainement. Sans crier gare. En plein miracle printanier.

Ainsi, avec attention, je me mis au goût, à l’écoute, à l’odeur, au toucher, à l’observation de mon environnement, bref : à l’école de Mère Nature. Toute se régénérant, se faisant belle, une nouvelle parure, une nouvelle jeunesse, au sortir de l’hiver. Je la scrutais avec admiration, avec émerveillement. Eblouissement ! Pour ce qu’elle est, pour ce qu’elle porte de plus ordinaire en son sein. Les pissenlits par exemple. Des bracelets d’or plein les prés, le village, les alpages. Des heures à les ramasser, à les dépiauter, à les effeuiller. Pour en faire de la gelée. 

Le lilas aussi, pour agrémenter des beignets, réaliser de l’eau florale rafraîchissante. Sans oublier les fleurs de trèfles, petits astres en herbes, et les coucous pour les tisanes et ensoleiller la salade : des plaques mises à sécher des jours durant sous les toits. Et puis les orties, vieilles méchantes de mon enfance avec lesquelles on me taquinait fesses et jambes ! Paix fut faite lorsqu’elles finirent dans notre assiette creuse, goulument appréciées en soupe et en omelette ! Sans oublier les morilles dégotées sous quelques souches, ensaucées sans être mises à sécher !

Des orties, des pissenlits, si pauvres en notre imaginaire, mais pour l’organisme si riches et salutaires ! Je souris de mon côté Hildegarde de Bingen redécouvert. Désormais, je ne mangerai plus pareil. Je souris de ces ressources si enrichissantes, abandonnées de tous, sans valeur à nos yeux de Modernes. Là, à foison, sans dépenser et certainement pas pour gagner un kopeck. Là, sous mes pieds, abandonnées, juste avant le retour d’un agent communal qui, débroussailleuse en main – malheur ! – extermina tout sur son passage.

La croissance du mélèze me captiva, oui, me retint captive des semaines durant. J’observais, scrutais, étudiais. De rachitique et débile, il devint majestueux, princier, si original avec ses petits plumets verts et ses surprenantes pommes de pin rose tendre.

Sur le départ pour regagner la capitale, je découvris, surprise, toute une variété d’orchidées ! Moi qui ne les envisageais que sous les Tropiques ! Mon Dieu quelle ignare je fis ! Je pris de nombreux clichés afin de les reconnaître tranquillement, quand j’aurai retrouvé Paris, en m’aidant de livres. Avec, pour objectif, de réaliser un herbier photographique.

Outre la flore, la faune. Je souris en repensant à mon précédent séjour durant lequel la citadine que je suis confondait encore, terrifiée, le brame du cerf avec le presque hurlement du loup. Au terme de mon séjour : même plus peur ! Qui avait apprivoisé l’autre ? Je me fondais dans le décor : le chamois s’arrêta à quelques pas de moi, avec respect et douceur, nous nous contemplâmes, paisibles, de longues minutes durant dans un éloquent silence ; l’aigle noir, d’une envergure royale prit son vol juste au-devant de moi ; le grand cerf traversa ma route, ainsi que toute une harde de sanglier, laie et marcassins dont les grognements, désormais, ne me terrorisent plus.

Sans compter les oiseaux, sans compter les insectes, le petit papillon Aurore qui est à l’air ce que le poisson-clown est à la mer.

Sans compter des sentiers, des parcelles, des versants redécouverts. Sans compter les herbes aromatiques ! Sans oublier les abeilles, et leur doux miel récolté par notre voisin Camille (qui parvient à faire croître des pommiers en si haute altitude !).

Il y a plus de vingt ans que je viens une à trois fois par an sur ce petit bout de terre, dans ce petit bout de paradis, une quinzaine de jours tout au plus. Grignotée par mille et une contraintes qui laissent peu de temps au temps … « Davantage ? Pensez-y ! Pas avant la retraite ! Dans plus de vingt ans ! », regrettais-je jusqu’à cette opportunité saisie, sans guère nous laisser le temps de réfléchir.

Plus qu’une opportunité, l’expérience d’une vie tout autre. D’une vie plus globale, plus entière, plus complète, comme le bon lait ou le bon blé. Au naturel. Une vie recluse, une vie incluse, une vie intégrée, une vie en osmose, non amputée, coupée de son environnement brut. De la nature. Une vie commune, partagée, reliée et reliante, en lien avec la flore, avec la faune, avec la montagne. Et le regard s’étirant de la terre jusqu’au ciel. Et du ciel jusqu’à terre. Faisant ensemble. Comme le mélèze. Bien enraciné, poussant droit, toujours plus haut, toujours plus beau.

Un confinement pour me déconditionner. Une opportunité, une expérience, une chance pour me renouveler. Comme au printemps d’une vie régénérée.

Une conversion de vie, inattendue, imprévue. Ala faveur de la COVID, de l’infiniment petit.

Un nouveau départ de vie. Une balise, un repère. Qui fera date. Marquant un avant, auquel on ne me reprendra plus, et un après, pour lequel je me battrai. 

Peyresq, Alpes de Haute-Provence,

Lundi 11 mai 2020

J’y pense, y repense, quand, au lever du soleil, je boucle mes lacets et me remets en marche pour gagner l’esplanade de la Défense, mon collège à Courbevoie, dans la proche banlieue parisienne : une heure quarante-cinq pour traverser le nord-ouest parisien, pour me rendre à mon travail. Sans transport en commun. Pour une raison non sanitaire, mais salutaire. Pour prendre le temps, j’ai décidé. A pied. Avec tranquillité. Sérénité. De vivre. Du temps « perdu ». Gratuit. Du temps retrouvé

« Tu as de la chance de pouvoir prendre le temps », me dit un collègue. Non, pas de la chance : un acte de résistance

modique, mais réel

Paris,

Lundi 15 juin 2020

(reprise de mes cours au collège)

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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