Voisins de cellule

Voilà. C’est à mon tour d’être enfermée.

Alors qu’en temps normal, c’est moi qui, en toute liberté, rends visite à ceux qui sont enfermés. A la prison de Fresnes. Afin de sortir de leurs enfermements physique et psychologique les prisonniers qui n’ont pas de visite, pas de parloir. En effet, maintenir coûte que coûte du lien social, du lien humain, on sait aujourd’hui combien cela nous est nécessaire, nous est vital.

A mon tour, donc, de me retrouver comme eux. A vivre plus ou moins difficilement le fait d’être confinée, d’être contrainte de rester enfermée H 23 chez soi ; à marquer d’une croix le temps passé : 8 semaines, 50 jours. A compter le temps restant : yes ! plus que 5 jours ! Et les incarcérés vous diraient que ce sont toujours les plus longs !

Comme eux, mais pas comme chez eux ! Car chez eux, on le sait, c’est la violence, la surpopulation, la sale promiscuité. Notamment en maisons d’arrêt où se mêlent, s’emmêlent et s’entremêlent des détenus de tout bord social et générationnel, de tout délit: des jeunes et des vieillards, des SDF et des cols blancs, de la petite et de la grande délinquance, des conducteurs sans permis et des criminels.

En plus du choc de se retrouver, brutalement, du jour au lendemain, enfermé dans une cellule barreautée, verrouillée, exiguë, étroite, défraîchie, parfois nauséabonde, sinon insalubre, le détenu doit survivre à un triple choc social.

Tout d’abord, le fait d’être coupé des cercles familial, amical, professionnel, d’un chez soi, d’un voisinage, d’un univers qui participaient jusque-là d’un cadre, d’un paysage de vie familier, rassurant et sécurisant. Qui laisse place désormais au qui-vive, à l’anxiété, sinon à l’insécurité permanente.

Ensuite, second choc, le fait de se sentir de facto en rupture de banc, écarté de la société, sinon de l’humanité. Souvent les détenus me disent se sentir comme « la lie » de la société, qu’en taule ils perdent toute dignité, qu’ils ne sont plus des hommes. 

Enfin, dernier choc social, l’angoisse de la cohabitation imposée, bon an, mais souvent mal an, avec un ou deux autres codétenus. Avec qui il faut partager 9m2, un lit à étages, une petite table, un lavabo et une pauvre toilette en mal d’intimité.

« L’enfer c’est les autres » : aucun des détenus que j’accompagne ne contredira cet axiome de Sartre, tant ils angoissent du voisinage imposé, tant ils aspirent à se retrouver seuls, en cellule, à espérer un parloir pour socialement s’évader, s’oxygéner, s’enrichir d’un tout autre apaisé et apaisant, rêvant d’un autre monde, celui, plus libre et convivial, de l’autre côté des barreaux.

Un voisinage subi, donc, le plus souvent des plus violents, qui en rajoute à la peine, au désarroi, à la détresse sociale, sanitaire, physique, psychologique et spirituelle, quand vous devenez solitude, solitaire, sinon suicidaire, quand vous devez porter seul le poids de vos maux. Dans une cage aux fauves.

Raison pour laquelle plus de dix mille détenus en fin de peine ont été libérés à cause du Covid, afin de limiter la mise en danger des prisonniers comme du personnel, d’alléger les cellules, de ne point faire, du sur-confinement imposé, un véritable enfer. Littéralement et définitivement.

On peut dire que le voisinage, en prison, est de deux ordres. D’une part, entre cellules. Vous ne vous voyez pas, mais vous vous entendez. L’agressivité sonore, dans ce milieu, est notoire : coups contre les portes, hurlements, insultes, cris (qui vont des Allah Aqbar provocateurs à la joie d’un tir au but) – seuls moyens pour communiquer, pour rappeler que vous existez, pour en imposer dans une jungle où la loi du plus fort, du plus virulent, reste de mise. Des bruits, des voix, des coups. Sans visages.

Mais il n’y a pas que.

S’y vit aussi cet essentiel que nous expérimentons, nous aussi, en ce temps de crise : la solidarité, le partage, le soin et l’attention portés à l’autre. Et, en prison, cela passe du trafic (pas uniquement de sel, mais surtout de shit), via des cordelettes qui, pareilles à des lianes, volent de fenêtre en fenêtre, au dépannage, au don (de cigarettes notamment), via un trou dans le mur de deux cellules contiguës ou un surveillant qui accepte de faire le passeur s’il vous a à la bonne.

Je disais que le voisinage, en prison, est de deux ordres. Entre cellules, d’une part, et entre codétenus, d’autre part, à l’intérieur d’une cellule partagée. Concernant ce dernier point, je ne m’attarderai pas sur les incompatibilités d’humeur bien trop connues, préférant témoigner, pour une fois, d’histoires de bon voisinage. Des histoires incroyables pour, je cite Régis, détenu à Fresnes, des « rencontres du troisième type », du fait qu’elles sont complètement inattendues, surréalistes : leur qualité, humanité et profondeur étant proportionnelles à l’inhumanité traversée, non plus seul, mais ensemble, fraternellement. 

Des rencontres qui, en fonction de l’âge, vous rendent frère fils ou père de taule, qui vous fortifient, vous protègent, vous maintiennent la tête hors de l’eau, vous remettent à flot. Vous sauvent la vie. « J’ignorais que ces lieux d’épouvante pouvaient accoucher de vraies amitiés », m’écrit Régis, 58 ans, à deux jours du départ de son codétenu, Yannick, 28 ans, qui lui laissa lecteur DVD et bien d’autres affaires pour adoucir sa détention : « Sa générosité, poursuit-il dans sa lettre, m’a étreint le cœur à l’heure de faire les cartons. Ses dons ont été légion ! Rien de ce qui fut son quotidien ne quittera cette cellule, en dépit de mes objections (…) Tout à l’heure, je lui laisserai le choix du programme. C’était mon tour, mais ce soir c’est cadeau … mon seul cadeau !», achève-t-il, la larme à l’oeil.

Je me souviendrai aussi d’un autre détenu, David, la cinquantaine, magique, le cœur sur la main, qui faisait passer des crêpes, enrobées de papier journal, par un trou dans le mur de sa cellule pour « sucrer les yeux », disait-il, sinon les rêves, d’un voisin dont il n’avait jamais vu le visage, dont il ne connaissait que le son de la voix.

Un grain de magie, oui, dans un univers de folie : c’est cela, aussi, la prison, véritable microcosme social et humain, où votre voisinage, imposé au jeu de la roulette russe des numéros d’entrée, d’écrou et de cellule, redouble tantôt d’indifférence sinon de sauvagerie, tantôt de solidarité et de fraternité. C’est quitte ou double. Pour le pire, mais aussi, et plus souvent qu’on ne le croit, pour le meilleur.

Dimanche 3 mai 2020

Chronique pour Curioscopie

in Radio Olympiade

consacrée au voisinage

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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