« Eh oui, moi aussi j’aime Jésus ! »

« Et vous ? Vous êtes quoi au juste ?, me demanderait-on.

Tombeau d'Aaron

– Chrétienne.

– Oui, mais catholique ? protestante ?, insisterait-on, voulant d’office me classifier, me faire entrer dans une case.

– Chrétienne. Parmi mes frères musulmans et juifs. Écoutez …, oublions nos murs, nos divisions, nos différences 8 jours durant ; oublions nos chapelles, nos églises, nos temples, nos mosquées, nos confessions, sinon congrégations. 8 jours. 

8 jours. Le temps d’un voyage, d’un voyage par-delà nos frontières confessionnelles. Un voyage entre croyants. C’est tout.

Qu’importe protestante ou catholique, de quelle paroisse, de quelle église, de quel temple : chrétienne. 

Comme vous, comme eux, comme nous tous : Enfant de Dieu !». La bonne nouvelle !

Voici l’unique étendard qu’il me tient à cœur de brandir, ces temps derniers, le temps d’un périple, sur une terre, notre terre, aux divisions fratricides.

Aussi, quelle joie immense quand on me proposa de rejoindre le groupe des aumôneries catholique, protestante, juive et musulmane des aéroports de Paris pour participer à leur premier voyage interreligieux en Jordanie ! La Jordanie : une terre bénie, au carrefour de peuples, de cultures et de croyances multiples. Quel formidable projet qui exacerbe mon aspiration la plus forte : plutôt que d’élever des murs, construire des ponts entre les religions. Entre les peuples. Entre les hommes.

Un projet porté depuis dix ans par notre guide Hazem, imam. Une première en terre arabe, que de regrouper, ensemble, tout ce beau monde, si différent ! « La réalisation d’un rêve », affirma Moché, notre rabbin, lui qui peina tant pour obtenir son visa, lui qui, persona non grata, ne manqua pas d’être contrôlé, questionné par la police jordanienne (« Vous n’avez rien à faire ici…»). Au point de recouvrir sa kippa du fameux chèche à petits carreaux blancs et rouges, pour avoir la paix quelques heures.

Quel trouble immense, pour moi, que de retourner, douze ans après ma conversion, sur cette terre d’Orient.

Trouble, parce qu’il n’est jamais bon de se retourner sur son passé, de retourner sur ses pas. Ferai-je marche arrière ? Non loin de Sodome qui plus est : c’est que, pareille à la femme de Loth, je ne souhaite pas terminer en statue de sel. Bien au contraire : demeurer, comme Abraham, en marche, et en avant, et pousser toujours ma tente plus avant au devant de moi. Faire un pas supplémentaire pour accomplir mon être. L’humanité.

Alors, s’agit-il de refaire un voyage qui fut pour moi spirituellement déterminant ? Un pèlerinage ? Me faut-il retourner en arrière, faire mémoire ? 

La tente … une image que j’aime, souvent employée par Mère prieure à l’attention des oblats1 : « Pareils à une tente, vous êtes les piquets du monastère qui, grâce à vous, s’étend toujours plus avant dans le monde ».

Aussi partirai-je en confiance, non pour regarder en arrière avec nostalgie, mais avec l’assurance au cœur de participer au plan de Dieu sur cette terre, qui toujours travaille à agrandir, à élargir, à approfondir notre pauvre tente d’humanité, mille et une fois déchirée, mille et une fois rapiécée. 

Il y a douze ans, par ce voyage, je basculais dans le spirituel. Je m’intéressais, m’éparpillais dans toutes les religions, dans toutes les mystiques, dans toutes les sagesses. Avec passion. Avec un rêve : toucher (presque) du doigt l’universel, comme Adam Dieu sur la fresque de Miche-Ange. Jusqu’au jour où, à la grâce d’une rencontre, je compris que je m’égarais, faisais fausse route, et assurément rien d’autre que d’effleurer du bout de l’âme, et de très loin, de superficielles contrées fantasmées. Alors je décidai d’arrêter de chercher en me dispersant à tous horizons, pour revenir chez moi, dans ma culture, à mes racines, des racines qu’il me fallait redécouvrir : je décidai de plonger.

Je redevins chrétienne, m’affirmai catholique. Et, en ce temps de sécularisation à tout-va, profondément « pratiquante » comme on dit.

A vue d’oeil, loin de l’universel auquel j’aspirai, mon chemin semblait aller au rétrécissement confessionnel : humaine – femme – chrétienne – catholique – oblate bénédictine.

Aussi, plus qu’une aubaine, un véritable rêve que ce voyage-ci. Avec une promesse de belles rencontres, d’ouvertures et d’horizons nouveaux. Non pour changer de tente, mais bien pour l’élargir, l’agrandir, l’approfondir. Toujours plus loin, mais, surtout, plus profond et plus haut !

In situ, des lieux de grâce réunirent les trente-huit voyageurs disparates – semblables à une mosaïque géographique, culturelle, cultuelle : humaine. Belle, chatoyante, mais non dépourvue d’aspérités.

Un château du désert, d’abord, Qasr el Amra. Dans un même regard, nous levions les yeux au ciel pour contempler des fresques islamiques inspirées du christianisme – oui, nous expliquait Hazem, nous reconnaissions bien là la main droite et les deux doigts levés du Christ pantocrator. 

Puis nous nous retrouvâmes sous le Serpent d’airain du Mont Nébo, où Moïse se serait éteint, à l’entrée de la Terre promise. Jérusalem, la cité trois fois sainte, juste en face de nous. A vol d’oiseau. Si proche et si lointaine. Là, à portée de regard en plissant les yeux, en scrutant le voile nuageux, de poussière, de trop forte lumière nimbant les contreforts de la Cisjordanie. A portée de doigts. Un jour, peut-être, nous nous y rendrons tous ensemble. Un moine franciscain vint nous saluer : l’occasion d’une belle photo de famille. Elargie. 

Enfin, non loin de la Mer Morte, nous nous recueillîmes sur le bord du Jourdain, à Béthanie (Al-Maghtas en arabe, qui signifie « immersion, baptême ») : le lieu où aurait été baptisé Jésus. Le drapeau israélien flottait sur l’autre rive qui nous faisait face. Nous étions bien, après une évocation sur la symbolique de l’eau et les rites de purification, des ablutions, propres (sinon communes) à chaque civilisation. Nous cheminions de concert dans la chaleur mordorée d’une fin de journée chaude et ensoleillée. Sous de rougeoyants bougainvilliers.

Pessah – Pâque : que de lieux de passage nous avons approchés ensemble, du Yabock au Nébo en passant par le Jourdain. D’un bord à l’autre : à chacun d’identifier en son cœur quelle rive cette traversée lui aura permis de franchir. Ou pas.

Oh pourtant notre concorde ne fut jamais simple ni gagnée d’avance, les bonnes intentions n’empêchant pas maladresses, erreurs, tensions et susceptibilités froissées, du début jusqu’à la fin du séjour : un véritable travail de chaque jour. A remettre tous les jours. Rien à voir avec la semaine paisible, à la Bisounours, que je m’étais imaginée !

Il fallut, entre autres, reprogrammer la visite de la mosquée du roi Abdallah 1er à Amman en milieu de semaine, initialement prévue (sinon secondairement) en fin de parcours, avant le retour à l’aéroport, au risque (alléluia?) de passer outre. Il fallut continuellement s’ajuster. Entre deux exaspérations. N’en déplaise à l’Eternel (bien au fait de notre pauvre incarnation), je mesurais à quel point le religieux reste tributaire des culture, mentalité, personnalité, sensibilité propres à chacun. Je réalisais ainsi la complexité de toutes les dimensions humaines qui doivent s’accorder pour faire symphonie afin que le vivre-ensemble puisse être possible, puisse fonctionner, avancer, un pas après l’autre.

Attentive aux efforts de chaque aumônier pour que ce voyage se passe au mieux sans que personne ne soit lésée, sans que la couverture ne soit par trop tirée par l’un au détriment de l’autre, j’étais admirative de tant de bonnes volontés à l’oeuvre pour faire corps. Une semaine durant, malgré les divergences.

S’ajuster aux uns, s’ajuster aux autres. Faire un pas en avant, mais aussi de côté, et parfois en arrière, faire des compromis, ménager, écouter, se retirer. Ou se taire et foncer. Etre opportuniste, aussi. Stratégie du rabbin qui dut s’obstiner contre mauvaise volonté des uns et mauvais temps entraînant la fermeture du site de Pétra, pour que quelques élus partent en douce, à dos d’âne, prier sur le mont Aaron.

Le mont Aaron. Point d’orgue de mon séjour. Une poignée de frères en Dieu bravant interdiction, vent, pluie et tempête pour une poignée de prières. Ensemble. Un imam, un rabbin, un pasteur et trois catholiques. Et Dieu avec nous, au centre, nous rassemblant – parfaite menorah2, lumière pour le monde. Place aux voix. A la psalmodie. En hébreu, en arabe puis en français. Priant pour l’âme d’Aaron, pour les familles et les amis, pour les intentions confiées. Portant, enfin, main dans la main, dans un cœur à cœur réunis, unis, une prière pour notre Humanité souffrante : santé, fraternité & paix dans le monde.

De la Fraternité dans le monde … Ô toi qu’il s’agir de gagner à la sueur du cœur ; de la Fraternité, entre les croyants, entre les peuples, entre les hommes, qu’il faut toujours remettre sur table et battre, pétrir, façonner quotidiennement pour que le pain soit bon, et non fade, sinon amer comme de la mauvaise herbe ; la Fraternité, si chère à mes yeux, pareille à la Terre promise contemplée de si haut, de bien haut, durant un séjour qui m’ouvrit des projets d’horizon, nouveaux, autant que puisse en emporter le vent.

J’ai aimé alors entendre le chant s’élever, à la grâce de David, notre pasteur, qui, dans la crypte ennuitée du tombeau d’Aaron, sous l’éclairage de l’un de nos petits téléphones portables, chanta a capella, en hébreu puis en français, le si merveilleux Shema Israel Adonaï Eloheinou, Adonaï erhad3.

De la même façon, pour dire au revoir à notre rabbi, il nous fera chanter dans le car, avec Elise, sa consoeur catholique, le si joyeux Evenou shalom alerhem4 : « Mais sans dire Jésus à la fin, car c’est pour saluer le départ de Moché qui nous a annoncé la paix, la joie et l’amour pendant deux jours.

– Ah non, rétorqua celui-ci, … avec Jésus ! ».

Contre les tensions, cultiver l’attention à l’autre, l’ouverture et le travail du cœur. Sans oublier l’humour : le sel de notre humanité. Ainsi, depuis mon retour en France, je porte un bon mot de Hadj, imam, qui, dévalant le mont Aaron à dos d’âne, nous fit rire d’un trait spirituel, décoché avec finesse, avec justesse, en répondant au clin d’oeil de son collègue protestant : « Ben tu vois, t’es comme Jésus entrant à Jérusalem sur son ânon !

– Eh oui …, moi aussi j’aime Jésus ! Je fais comme vous, … mais je ne l’adore pas ! ». Quel bon mot qui, plus que tout discours, nous fendant de rire, nous rendit proches & incontestablement frères.

Amman, Jordanie

du 7 au 14 mars 2020

A l’aube rosissante du premier jour de la Semaine sainte que nous passerons sans rameaux, hors les murs de nos églises, mais, assurément, en communion dans le temple joyeux de nos cœurs (Hosanna!), j’ai le regard qui vole par-dessus les portes, les monts où j’ai trouvé refuge, la Grande Bleue, des pays sans frontières vus du ciel, jusqu’à l’antique porte de Jérusalem, pas que Jésus s’apprête à franchir, sous les palmes et des Hosanna glorieux, du haut du petit d’une ânesse. 

Je regarde en arrière, je regarde devant et je les vois aussi, demain, s’apprêtant à franchir le seuil de la même porte, sous des Shalom de joie : Anne-Sophie et David, Lise, Thérèse, Louisiane et Yves, Hazem et Hadj, et Moché – autant de branches, protestante, catholique, musulmane et juive, d’une menorah interreligieuse, signe d’alliance, nouvelle lumière pour le monde.

Peyresq,

Dimanche 5 avril 2020

1Oblat : Laïc consacré rattaché à une communauté bénédictine

2Menorah : Chandelier à sept branches des Hébreux

3Ecoute Israël le Seigneur est notre Dieu, le Seigneur est un !

4Nous vous annonçons la paix !

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
Ce contenu a été publié dans Des mots d'esprit, avec comme mot(s)-clé(s) . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *