Il brûlait d’un amour extrême

Paris,

Lundi 21 janvier 2019 au soir

C’est drôle, cher Monsieur Mannechez, … je parlais de vous, ce jour, à mes élèves, lorsqu’ils découvrirent, à la lecture de Peau d’Ane, le désir fou d’un roi pour sa fille. « Il brûlait d’un amour extrême », nous explique Charles Perrault. Comme vous avez brûlé d’un amour extrême, absolu. Pour votre fille.

Absolu

Extrême

Fou

Passionnel

Meurtrier

De notre deuxième rencontre, déjà, en décembre 2015, à l’hôpital carcéral de Fresnes, où j’intervenais en qualité de bénévole d’accompagnement (je n’ai pas retrouvé les notes de notre première fois), vous étiez dans les extrêmes : « mort-vivant », ai-je noté dans mon cahier, je ne vous avais pas reconnu. Malgré votre état inquiétant, me reste l’atmosphère de notre entretien, silencieux, dans votre chambre-cellule, emprunte de tranquillité et de douceur (dans mon carnet, j’évoque même la grâce, la blancheur de votre peau, de vos doigts effilés de pianiste) ; rencontre qui s’achevait ensuite dans un cri douloureux, celui d’une bête meurtrie, entre des flots de larmes. Vous pointiez alors, sur les cases de votre alphabet papier, chacune des lettres par lesquelles vous vous caractérisiez : JE SUIS UN MONSTRE.

Je ne vous croyais pas. Pas vous, avec votre regard si beau, si bleu. D’ange.

Les journaux, sur Internet, m’apprirent votre histoire.

Vous vous attachâtes à moi parce que, écriviez-vous, j’étais alors « la seule à (vous) apporter de l’humanité ». Je vins régulièrement vous voir, puis moins souvent, mettant volontairement de la distance entre nous, votre attente de nos rencontres finissant par me paralyser.

Très attaché, vous gardiez sur votre cœur la carte de vœux fraternels sur laquelle figurait mon visage, la seule bénévole que vous connaissiez, alors, de l’équipe.

Vous brûliez d’une amitié extrême.

Nos échanges silencieux dans votre chambre cellule avaient cela de fort que les mots épelés fléchaient l’essentiel. Impossible de se dérober.

Je ne vins pas vous voir un mois durant. A mon retour, vous m’écriviez, case après case, toujours sur votre abécédaire de papier, votre mécontentement. Non. Votre douleur. Vous me l’avez pleurée.

Non, épeliez-vous, vous ne vouliez plus me voir, parce que vous aviez trop souffert de ma disparition sans raison, et que ça faisait mal. Là. Là, m’expliquiez-vous, la main vers le cœur. Que vous préfériez ne voir personne, plutôt que d’avoir mal !

Vous brûliez d’amour.

C’est alors qu’arriva Bernard, qui prit le pas sur mes visites, dans une relation plus saine, plus fraternelle, sinon paternelle. Quel beau et incroyable chemin vous avez parcouru ensemble ! Et pour lequel je rends grâce !

Et puis j’ai quitté l’hôpital carcéral. Je vous ai quitté. Vous avez été ma dernière visite, ce samedi 22 avril 2017. Vous aviez de joyeuses nouvelles à partager, entre les visites de Bernard et Jean-Louis, les 80 ans de sr Catherine, votre nouveau fauteuil électrique, le fait que vous parveniez à vous raser et à vous laver les dents tout seul ! C’était formidable de vous retrouver, de vous quitter en si bonne voie ! De vraies victoires ! Puis je vous annonçai mon départ, mon au revoir, expliquai la nécessité de poursuivre l’action en Maison d’arrêt. Paisiblement. Vous compreniez. Mais dans un dernier cri étouffé. Dans un sourire mouillé de larmes. Je vous ai quitté, non sur un dernier regard, mais sur un baiser. Sur votre front.

Je vous ai écrit. Oh, rien que des lettres très catholiques !

Vous ne me répondiez jamais. Jamais. Pas une lettre. Je monologuais.

Je priais pour vous, et vous demandais de prier pour moi : ce n’est pas l’tout d’être alité depuis des années, vous pouviez aussi vous rendre utile !

Bernard m’a raconté votre contentement à la réception de mon faire-part d’oblature : vous souhaitiez avoir une image de la Vierge ! Formidable, ça tombait bien !

C’était incroyable ce qui se nouait entre nous trois, vous, Bernard et moi ! Vous rendez-vous compte de ce petit miracle de fraternité que vous avez fait naître entre nous, autour de vous ? Jusqu’à cet au revoir fraternel, qui nous rassemble aujourd’hui à vos pieds. Incroyable.

Savez-vous que même notre cher Bernard est venu un jour me cueillir, en fin de retraite, dans mon monastère, pour m’emmener dans un petit parc de Vanves, sous un arbre printanier, ou d’automne – je ne sais plus, le galop des saisons … – pour me parler de vous, me raconter toute votre histoire, à votre demande, toutes vos prises de conscience, là, comme deux compères, parlant de vous, à l’aide de ses petits carnets noircis de notes.

Puis Bernard m’informa d’un passage à vide plus important et profond que d’habitude. Alors je vous écrivis, non pour vous donner de superficielles nouvelles ou vous réconforter de vagues paroles, mais pour vous appeler à l’aide, en appeler à votre pensée, votre soutien, vous rendre utile à mes yeux ! Pour que vous réagissiez, diantre ! car je savais pouvoir compter sur votre cœur. Brûlant.

Ainsi, je vous informais, à cœur ouvert, de mes problèmes de santé, de ma fatigue, de mes soucis avec mon fils. Et ça n’a pas loupé ! J’avais visé juste ! Quel ne fut pas ma surprise, ma joie, lorsque je reçus votre lettre, que je reconnus de suite, pour cause d’écriture malhabile, avant même d’avoir découvert votre signature.

Oui, vous vous faisiez fort de me remonter le moral, de me donner des leçons, comme en 40, comme du temps de nos rencontres ! Je vous retrouvais bien là !

Je ne reçus que deux lettres de vous. Dans la deuxième et dernière, reçue peu de jours avant le verdict et votre mort, vous évoquiez mon voyage à Assise, cité de la paix, précédant de quelques semaines votre jugement aux Assises.

Vous craigniez également de m’avoir offensée en me donnant des conseils, vous craigniez, brûliez, toujours espérant, impatient de recevoir une visite ou une lettre, votre « bonheur », m’écriviez-vous : si impatient, toujours.

Ce vendredi 21 décembre, jour de vacances pour moi, sur le départ en province pour les fêtes de Noël, je répondais à votre lettre, juste après mon petit-déjeuner. J’avais pourtant hésité, alors, entre deux routes ! Entre aller à la messe, à la rencontre de Dieu, de 9 à 10, ou passer du temps, avec vous, de 9 à 11,

avec vous j’étais

à l’heure de votre grand Départ

vers Marie, et ce Dieu, qu’en prison, vous aviez retrouvés

Fresnes,

Mardi 22 janvier 2019

12h

Ca y est.

Vous reposez,

caché, en retrait, en marge,

dans quelque coin du cimetière de Fresnes.

Dans le carré des indigents.

Des ifs à la place des barreaux de la prison.

Des buis nimbés de neige.

La perpétuité cédant le pas à l’Eternité

***

Bernard est à mes côtés,

ainsi que deux responsables de l’association

et l’adjoint du maire.

Sans oublier ce fabuleux garçon des Pompes funèbres :

votre dernier vis à vis lors de votre mise en bière.

Homme incroyable ! Sortant de sa réserve professionnelle,

il nous partagea sa surprise à la rencontre de votre visage,

si « paisible », votre « bonhomie » si « humaine »

***

Je viens d’écouter le témoignage de Bernard, son incroyable dernière fois,

lorsque vous lui expliquiez que vous vous sentiez

– vous, sans parents, maltraité durant toute votre enfance –

que vous vous sentiez en paix, que vous goûtiez enfin, pour la première fois,

la paix d’être dans les bras du Père.

Que vous vous sentiez comme le fils prodigue, pardonné, du célèbre tableau de Rembrandt.

Fils pardonné

***

A mon tour de parler.

Je retire ma capuche, mes gants pour me présenter à vous.

Vous faire face. Une dernière fois.

La neige recouvre mon texte, les flocons endiamantent le verbe.

Une féérie certaine

nimbe le cimetière.

Ou nos cœurs.

Réchauffés. Brûlants.

Nous en oublions nos pieds et doigts gelés.

C’est incroyable !

Hors temps.

J’inspire l’air, entre nous.

D’humanité & de douceur,

la grâce ayant pleinement recouvert l’horreur. Comme neige sur la vile terre 

***

Le paysage, en deux teintes, se déploie, lui aussi, dans les extrêmes :

entre le noir & le blanc, la ténèbre & la lumière,

le péché & la grâce,

la mort & la vie

***

Je me rapproche de vous. Tout contre vous

**

Vous offre une rose

Extrême

De la couleur de votre vie

passion

*

Me retire.

Les autres passent.

Une prière. Une pensée. Silencieuse

**

Nous nous en allons.

Je me ravise.

*

Et jette dans la fosse

flocon sur le cercueil

une seconde rose

blanche

à votre image, profonde, sous tous les gravats,

à votre image & à Sa ressemblance

***

Au croque-mort

le geste dernier

de disposer, la dalle fixée,

la troisième rose emportée,

rouge sang,

sur la pierre tombale,

dans un écrin de neige

reposée  

Pensées & prières pour sa famille & ses victimes, pour Virginie & James

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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