Toute première fois : d’un bénévolat atomique

Les oubliés des oubliés :

accompagner des personnes vieillissantes en prison1 ?

D’un « bénévolat atomique », libératif

Les oubliés …

… de la société, de laquelle les personnes détenues sont exclues, mises au ban parce qu’elles « ont fait le mal». Ce qu’elles assument le plus souvent : « C’est normal, on paie ».

Mais punir signifie-t-il pour autant abandonner ? Surtout quand on connait les dégâts physiques et surtout psychiques causés par le passage en prison, sa violence, son côté déshumanisant ? Surtout quand la plupart d’entre elles sont indigentes, en tout : vêtements, matériel, relationnel. Surtout quand on sait que ces personnes ressortiront un jour ; surtout quand on connaît le taux de récidive …

Les oubliés … dans la prison, quand vous êtes vieux, misérables, étrangers, handicapés, pédophiles ; quand vous êtes une vieille femme, malade, une « oublié-e » : par peur, pour ne pas avoir d’ennuis. Se faire oublier. Elles sont en souffrance, complètement isolées, d’une grande vulnérabilité. Elles ne sortent pas en promenade, ne quittent pas leur cellule, sauf pour aller à la douche. Elles n’ont pas de parloir.

Ces personnes représentent une infime partie de la population civile comme de la population carcérale, certes : un pas grand chose, négligeable, « oubliable » ? Ce sont des personnes en mort sociale, parce qu’elles ont fait le mal : « Elles n’ont que ce qu’elles méritent », entend-on souvent dire.

Pour nous, aujourd’hui, au centre pénitentiaire de Fresnes, sur environ 3000 hommes écroués en Maison d’arrêt, cela représente une quinzaine de personnes accompagnées. Sur 120 femmes : deux personnes visitées …

Et il y a une quinzaine d’établissements pénitentiaires en Ile-de-France …

Pour accompagner ces personnes détenues au CP de Fresnes, nous formons équipe de 6-7 bénévoles.

Plus que des personnes accompagnées, j’ai envie de vous parler de ces bénévoles, en cette fin de septembre importante du fait qu’elle marque le premier anniversaire de notre action et, accessoirement, le premier anniversaire de ma casquette de référente d’équipe. Casquette qui m’a permis d’adopter un autre regard, qui a multiplié des focales devenues sensibles non seulement aux personnes accompagnées, mais particulièrement à chaque petit confrère et soeur intégré sur un terrain ô combien singulier, qui ne laisse pas indifférent : un regard témoin, ému, à chaque première fois accompagnée. Faisant mienne alors cette question toujours posée par un proche, un bénévole, un surveillant : « Pourquoi ces jeunes, ces salariés, ces retraités vont jusqu’à faire ¾ d’heure, voire 1h30 de transport, aller, pour rencontrer des personnes « qui ont fait le mal », qui ne le « méritent pas » ?

« Pourquoi la prison ? Pourquoi des personnes « qui ont fait le mal » ? quand il y a tant de besoins ailleurs. Je ne répondrai pas à une question dont la réponse, les réponses, multiples, sont personnelles.

Je partagerai en revanche mon expérience d’accompagnatrice de bénévoles, témoin de leur toute première fois. Des noms pour nommer cette toute première fois : surpriseétonnement, mais surtout, le plus beau, parce que le plus inattendu : émerveillement.

C’est « simple » : il y a un avant, sérieux, anxieux, peu souriant, un rien tendu, coincé, sinon craintif par rapport aux représentations et la réalité du lieu (sas de sécurité, grilles, coups contre les portes, l’alarme, les gardiens, les Allah Akbar qui fusent parfois) et puis il y a l’après, l’après rencontre, au sortir de l’enceinte. Et là, à chaque fois, c’est le gros lot. Les symptômes sont manifestes : sourire jusqu’au soleil, yeux émerveillés, éblouis, le cœur ému, époustouflé, les « c’était génial ! » : magie de la rencontre, à chaque rencontre. Aussi incroyable soit-il. A chaque fois c’est gagnant. Voilà l’incroyable du bénévolat en prison : descendre au fond du trou pour en remonter avec des pépites d’humanité. Et à chaque fois vous repartez gagnant, toujours plus riches ès Humanité : la prison, lieu de tous les paradoxes.

Vous dire ceci me renvoie à ma toute première fois, auprès d’un DPS2. La néophyte que j’étais alors faisait siennes ces lignes de Christiane de Beaurepaire3, ancienne psychiatre à l’hôpital carcéral : « Aujourd’hui, j’écoute et chaque détenu m’apprend quelque chose (…). J’écoute et je découvre cependant une chose : ces auteurs d’infractions sexuelles, ces pédophiles, ces incestueux, évoluent avec le temps, et pas seulement parce que leur libido s’enfuit. (…). Aujourd’hui, j’écoute et il arrive que mes (visites) relèvent davantage de la rencontre, de l’échange, le temps d’une écoute, d’une rencontre dehors/dedans : le dedans d’une bulle bien close et ouverte sur un large monde partagé, celui de l’imaginaire, des émotions, de la parole, de l’échange, du possible. Et le dehors, la prison, qui enferme et soustrait du vrai monde. Les relations qui se créent ainsi sont uniques et précieuses. Le miséreux comme le misérable, le voleur comme le meurtrier. Le prisonnier « accidentel », comme le récidiviste, comme le reclus à perpétuité. Nous quittons le domaine de la justice, et entrons dans celui des hommes. L’indicible et le précieux sont là. (…). La prison, cette machine à punir, à corriger, à exclure, à éliminer. Fosse aux lions la prison ? Cour des miracles ? Arène sanglante ? Pas du tout. Ruche, fourmilière, bouillon de culture, d’émotions, de passions, exacerbées, usantes, tuantes. Un concentré d’humanité, son lieu de concentration. Son dernier refuge? Son dernier asile ? Dernier paradoxe. »

Pour qualifier sa première fois, une bénévole parlait de « bénévolat atomique ». Oui, notre bénévolat en prison consiste en une véritable déflagration, explosion. De quoi ? Eh bien de nos représentations, de nos étiquettes, de nos cases, de l’image que nous nous faisons du bien, du mal, de la vie, de l’humain, de l’amour… que sais-je encore.

Et vous savez, ce qu’il y a de plus magique, c’est que même pour moi, au bout de sept ans, c’est toujours la toute première fois : des rencontres qui n’ont de cesse de me surprendre, de me décentrer, de me déplacer, de me grandir, nous enrichir. Nous ? Oui : le bénévole et la personne rencontrée. Ca marche à tous les coups. Il faut le vivre, l’expérimenter pour comprendre. Venez et voyez !

Les petits frères des Pauvres sont appelés à semer la graine de la fraternité jusque-là, jusqu’au fond du trou. Et les fleurs n’en sont que plus belles, quand, dans ce monde de brutes et de violences germent, par-delà le mal commis, le temps d’une rencontre gratuite, désintéressée, d’une écoute neutre, bienveillante, d’un temps partagé, germent douceur, bienveillance, empathie, fraternité, respect, courtoisie, tendresse, féminité, sinon amour. C’en est bouleversant. Pour tous.

Souvent nous disons que nous apportons une « bouffée d’oxygène » du dehors. A travers toutes ces premières fois accompagnées, tant au niveau des personnes détenues que des bénévoles, j’ai pris conscience à quel point notre bénévolat, au sein d’une prison, était « libératif » pour tous, pour nos représentations, nos étroitesses de cœur, d’esprit. C’est un émerveillement de voir à quel point l’être humain, irréductible au mal commis, peut être surprenant, riche, enrichissant, intéressant, grand, malgré les coups et les maux de la vie.

Paradoxe que cet accompagnement … : je pense sortir les détenus du morose de leur cellule, les « libérer » quelques minutes, et ce sont eux qui me libèrent … Mais libératif pour eux aussi qui, lors de ce face à face, ne sont plus enfermés dans l’image que la société a d’eux, ne sont plus limités, réduits à leur délit, à leur peine, au mal commis. Eux qui se découvrent alors plus grands que tout cela.

Alors, faut-il, pour nous, petits frères des Pauvres, accompagner jusqu’en prison ?

Les oubliés des oubliés … Je pense à la Charte de l’Association. Et, pour nous, qui buttons encore de trop face à certains a priori, certaines réticences quant au mal commis, (jusqu’à se questionner sur le fait, la possibilité d’emmener, ou non, un sortant de prison en séjour vacances), ne faudrait-il pas réajuster, élargir encore nos valeurs en voyant encore plus loin, par-delà le mal : «  (…) quels que soit leur origine, leur situation et leur état physique, psychique ou social » … Que j’aimerais voir préciser également : « et quoi qu’elles aient fait » … ! Alors nous accompagnerons les plus pauvres, vraiment, de façon inconditionnelle.

Ce n’est pas le tout de parler de ces personnes mises au ban, exclues, oubliées … Il serait sans aucun doute de bon ton de conclure en leur donnant la parole. En les écoutant. Voici l’extrait d’une lettre adressée à un bénévole, parlant d’une bénévole, reçue dernièrement : « (…) J’aime de son humour, ce qu’elle m’a dit, de ne pas l’appeler madame, sans madame, Jacqueline, pour moi c’est drôle, Jacqueline a été magnifique, comme une dame, une première dame ! (…) et puis pourquoi j’ai des larmes, qui sortent et qui tombent, et puis pourquoi je pleurais … ».

Vous voyez, je ne vous raconte pas d’histoire, un joli conte. Mais c’est cela le bénévolat en prison, contre toute attente, explosant toutes nos représentations, liquidant tous nos a priori, le temps d’une rencontre, il s’agit, le plus souvent, d’un émerveillement partagé. Magnifique.

Avec ces « oubliés », d’aucuns diront que nous touchons le fond de l’humanité, or, et je pense que mes confrères seront d’accord avec moi, nous touchons non point le fond, mais le cœur battant de l’humanité, avec ce qu’il a de plus cruel comme ce qu’il a de plus grand, ce qui rend ces rencontres véritablement in-oubli-ables.

Delphine, bénévole au CP de Fresnes

Pour la soirée témoignage des petits frères des Pauvres

du 27 septembre 2018

1Ces personnes âgées, de plus de 50 ans, représente 10% de la population carcérale.

2Détenu Particulièrement Surveillé

3Christiane de Beaurepaire, Non-lieu, un psychiatre en prison, Fayard, 2009

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
Ce contenu a été publié dans des Mots prisonniers, avec comme mot(s)-clé(s) , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *