Peau d’Âne

J’ai mal à mon Eglise.

Mais j’ai surtout de la colère plein le cœur.

De la colère depuis six ans que j’accompagne des personnes détenues, âgées et isolées à Fresnes. Des hommes vieillissants, adorables, à qui l’on donnerait le bon Dieu sans confession. Certains reniés, rejetés, abandonnés par leur famille pour cause d’attouchements, de viols sur enfant, sur mineur, sur adolescent. Des hommes exclus de la société. Perçus comme la lie de la société, y compris au fond du trou – lie harcelée, violentée, tabassée par les autres détenus. Des « pointeurs », qu’on les appelle. Ne veulent pas sortir en promenade, redoutent d’aller à la douche, préfèrent rester pieuter en cellule, des jours, des semaines, des mois, des années durant.

Et moi, pourtant, de les rencontrer, de leur serrer la main, de les écouter, de les soutenir moralement toutes les semaines.

En colère depuis des semaines, depuis des mois, quand je découvre des victimes parmi mes proches, qui osent parler : des corps blessés à la sexualité compliquée, des âmes à jamais perturbées : une amie, une élève, un parent victime de victime …

Si les gens osaient parler, si les langues se déliaient, si la mémoire revenait, il y aurait longueur de liste. A commencer par mes propres cuisses, juvéniles, caressées à l’ombre d’un mûrier forestier. Et pas par un curé. Mais, totalement innocente, savais-je alors ce que cela signifiait ?

En colère depuis neuf ans quand, face au silence, au tabou, à la grande autruche, à la négation, à l’absence d’information, au monstrueux qui paraît toujours lointain, chez l’autre, exceptionnel, j’assistais à un cours de français dans une lointaine brousse africaine, dans la région du Sahel. Le maître d’école, alors, avant d’entamer sa leçon de grammaire sur les compléments d’objet direct, prit le temps d’une mise en garde sur un état de fait, sans émotion ni pathos, tout naturellement et avec simplicité : Vous les enfants, vous les garçons, mais vous aussi les filles, surtout si vous êtes pubères, faites attention. Si jamais papa, tonton ou grand-père veut dormir avec vous, veut toucher votre intimité, vous caresser, refusez, dites non … Appel à vigilance, sensibilisation, des mots qui me laissaient perplexe : les africains en sont encore là ? Et nous ? comme on n’en parle jamais, est-ce à dire que cela n’existe pas ? Sauf exception ?

Alors oui, aujourd’hui, j’ai mal à mon Eglise. Mais plus encore, mon cœur gronde contre la société, notre société « civilisée », confite d’orgueil, suffisante, donneuse de leçons, qui se croit supérieure aux autres, mais qui n’a pas le courage de regarder en face, et encore moins la volonté de traiter (autrement que par les simples refoulement, déplacement ou enfermement) les démons, sourds, d’un tabou primitif vieux comme le monde. Une société qui n’a ni le courage ni l’humilité de cet instituteur africain.

Davantage de pédophiles, de pervers sexuels dans l’Eglise catholique ? Problème du célibat des prêtres ? Je ne simplifierai pas ainsi, quand nombreuses sont les tentations incestueuses au sein des familles. La chose du monde la mieux partagée ? Vieil interdit qui sédimente les civilisations, violence ancestrale qui met mal à l’aise, qu’on occulte, qu’on refoule, qu’on refuse de voir. Lisez La violence et le sacré de l’anthropologue René Girard.

Récemment, un médecin allemand, le Dr Mirjam Heine, affirmait lors d’une conférence (retirée depuis de la toile à cause des violences verbales suscitées – oui, on ne touche pas impunément à un tabou) : « On naît pédophile, c’est une orientation sexuelle comme une autre ».

Je n’en sais rien, je n’irai pas jusque-là, mais il s’agit bien de pulsions, d’une attraction irrépressible, mal vécue, refoulée, horrifiante, déstabilisante, à commencer pour celui qui la porte, la subit. Comment faire face, vivre avec quand on ne peut, honteux, la dire, la formuler, l’exprimer ? Quand il est impossible de le dire, donc d’être suivi, accompagné, mais aussi de prendre garde, de protéger …

Aussi, j’accuse la société pour son silence, silence assourdissant qui la rend, malgré elle, par lâcheté, complice. Qui ne dit mot consent, et fait encore moins, par honte, pour protéger les enfants (ah si ! Pour la prof que je suis, petite consigne à demi-mots feutrés autour du non-dit, de Ce-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom : Ne pas se retrouver seul avec un élève dans une classe, à moins de laisser la porte ouverte).

Pour cela, j’accuse la société de n’avoir pas d’autre réponse « réparatrice » à donner que l’incarcération pour des gens en grande souffrance morale qui ne peuvent faire autrement, qui ne savent que faire et comment faire avec leurs pulsions.

A l’heure des campagnes de sensibilisation multiples, j’accuse la société de n’en point faire  sur ce sujet tabou, vieux comme le monde, alors qu’il faudrait parvenir à en parler librement, naturellement, sans honte, qu’il faudrait mettre des mots sur ce monstrueux ô combien banal, mettre en place des cellules d’écoute, un numéro vert, des psys pour entendre, accompagner, aider, orienter, libérer la parole de ces hommes, comme des victimes. Mais surtout : sensibiliser, prévenir, mettre en garde, informer les enfants. Comme je le fais avec mon propre fils, lui demandant de faire un peu attention avec telle personne de notre cercle familial. Ne pas fuir, mais regarder, faire attention. Protéger l’un de/et l’autre.

Dans quelques jours je retrouverai mes élèves. Des sixièmes. Un niveau que je n’ai pas eu depuis plusieurs années. J’ai prévu de travailler des contes (pour leur intérêt littéraire, certes, moins pour leur « morale », mais surtout parce qu’ils permettent, comme Bettelheim l’a montré dans sa Psychanalyse des contes de fées, d’évoquer symboliquement des tabous, ce qui permet de se construire). Et de constater hier que ce genre littéraire, initiatique, n’est plus au programme ! « On » a encore tout compris … !

Qu’importe, nous lirons tout de même Peau d’Âne, l’histoire d’une belle adolescente contrainte de fuir un père qui la désire …

Le jour où nous réaliserons notre propre fuite, notre propre culpabilité collective relative au non-dit, au refoulé, au honteux, au monstrueux, aussi insoutenable soit-il ; le jour où nous nous libérerons la parole, où nous « accepterons » de voir, d’entendre, de regarder en face pour mieux parer, réagir, anticiper, sensibiliser, informer, responsabiliser, accompagner, prévenir en amont … alors, ce jour-là, nous aurons fait, ensemble, collectivement, un grand pas dans la protection des enfants.

« Nous ne devons pas accroître la souffrance des pédophiles par l’exclusion, la culpabilisation ou la moquerie. Ce faisant, c’est nous qui aggravons leur isolement et c’est nous qui faisons augmenter le risque de l’abus sexuel à l’égard des enfants », Dr Mirjam Heine.

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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