Cerisier japonais

Retour des vacances de février. Balise calendaire. Pour moi, il y a toujours un avant et un après. La nuit. Puis le jour.

Avant les vacances, au sortir du RER, je m’enfonce dans la nuit, le froid, l’humidité, le nez dans mon foulard, à défaut de la chaleur ouatée du drap.

Après les vacances, comme aujourd’hui, c’est un étonnement, un changement qui me surprend chaque année. Pensez ! en l’espace d’une quinzaine seulement ! Après l’obscurité en sortant de chez moi, j’assiste à la renaissance de l’aube à Denfer Rocheraut, pour sortir du RER à la pointe du jour à Croix de Berny ! Le jour succède à la nuit tel une fleur éclose.

Le printemps !!! émeut mon âme chaque année comme une toute première fois.

Emotion, excitation, frisson annuel que je partage ensuite avec mes détenus. Qui perçoivent si peu. Derrière les barreaux.

Je remonte le boulevard en pensant à mon rosier buisson sur le rebord de la fenêtre, acheté l’année dernière, à rempoter, tailler, dorloter. Mes pensées filent alors au cerisier japonais qui habillait en majesté le trottoir du fleuriste hier. Le linéament des branches, ses mille et une fleurs roses. Un ravissement. J’aimerais posséder le don de les dessiner.

Portes, SAS, grilles, clefs et serrures massives me ramènent à la réalité d’un lieu infleuri, moisi de l’âme, fait de détention, de solitude, de maladie. Climat plutôt hivernal que printanier, ambiance plutôt mortifère que renaissante.

On me propose d’aller voir « une jeune femme de 43 ans » (c’est flatteur pour moi qui viens de fêter mes 42 ans cette semaine) au bord du gouffre.

Une heure et demie de visite ! Tant à déposer.

Toute une vie. De souffrances, de douleurs, de galères. Au pluriel. Quand tout s’emmêle. Une maladie orpheline d’abord, qui détraque et démembre le corps : «  Je perds mes doigts, que voulez-vous que je fasse avec mes attèles de misère, de carton, improvisées ? ». Elle me fait penser au vieux peintre aux os de verre d’Amélie Poulain de Jean-Pierre Jeunet. N’en dort rien de la nuit, que préfère passer vautrée dans son fauteuil, dans des poses impossibles.

Puis des suicides. Son premier mari, puis son frère. Avec médicaments, puis un sac poubelle. Des oncles, un père aussi, je crois, je ne sais plus, tant d’histoires entendues, qu’elles finissent par s’embrouiller. Comme d’une malédiction. Des Atrides. Corses.

Ensuite des maladies, syndromes, traumatismes, ligature des trompes. Impossible d’avoir des enfants, ce serait suicide !

Mais l’amour quand même, en bord de trou. « J’ai lu des bouquins de philo à Fleury-Mérogis. Il paraît que dans le monde nous avons tous une moitié qui nous est destinée. Nous passons notre vie à la rechercher. Je l’ai trouvée, ma moitié !». Ses lèvres s’étirent, en un sourire radieux, qui donnent le change à ses yeux rougis. « Nous nous marierons en prison ! ». Dans de sales draps qu’ils se sont fourrés, les amoureux… Une affaire de meurtre dont elle se dit innocents. La juge ne veut pas lâcher l’affaire.

Une vie dure et noire. Comme ses vêtements. Comme son visage. De gothique. J’ai mal pour elle. On broie du noir. Le printemps s’est envolé. Depuis longtemps

Il fait moche

Dehors

Tout est noir

Noir

d’encre

Intérieur

de sang séché

Noir de taule

Me raccrocher. Lutter contre l’embourbement, l’em « merde »ment. Faire diversion, favoriser un départ qui la laisserait sur une tonalité moins sombre : haut les cœurs et la jeunesse ! Comme badigeonner la vie. La bourgeonner. Des couleurs des primevères de ma rue.

Mais comment faire ?

Mes yeux affleurent alors, refont surface, achoppent justement sur des couleurs en bord de table : des bouts d’crayons, une feuille dessinée, un livre, une image – manifestement recopiée. Un gros bonhomme au traits noirs, épais, cheveux blancs, au vent. Courant. De rose, de bleu et de jaune. « Eh ! …. !, me mets-je à crier. Mais je le reconnais ! C’est Strauss-Kahn ! Faites-voir le livre qui vous inspire ! ». Je m’exclame, ravie, explose de rire, surprise : c’est incroyable ! Je reconnais un livre de caricatures que j’ai déposé pour la bibliothèque de la prison il y a quelques mois ! « Oh, il y en a bien quelques-unes qui ont été découpées, regardez…, me montre-t-elle. Mais regardez surtout mon Strauss-Kahn à moi ! Réussi, hein ? En six mois j’ai appris à dessiner ! J’ai appris en prison ! Tout le temps je dessine : j’en fais du papier à lettre pour mon chéri ! Vous vous rendez compte ? Malgré mes doigts ! ». Elle jubile, fière et heureuse, il y a de quoi ! « Il y avait un atelier de dessins à Fleury-Mérogis, poursuit-elle, mais je ne sais pas encore dessiner sans modèle ». Me sort une pochette : chiens, chats, lions, singes, défilent sous mes yeux sidérés. « Mais j’aimerais des fleurs. Vous pourriez apporter des livres de fleurs ? J’adore la nature, les fleurs. Tenez, regardez cette orchidée. Je l’ai faite en noir et blanc.

– Que je vous envie, conclus-je. Moi aussi j’aimerais savoir dessiner. Des fleurs, aussi. Notamment…, tenez, en ce moment, ces merveilles de grâce que sont les petites fleurs roses du Japon, qui éclosent en ce moment, vous savez ?

– Comment que je sais ! Regardez donc ! Ouvrez grand vos yeux … Je rêve de le dessiner un jour !» Et de se redresser, se relever, de quitter son fauteuil de malade pour se planter au centre de sa cellule tel un arbre, comme pour prendre racine. Puis de se contorsionner pour relever de ses mains malhabiles, de ses doigts fuselés comme un fusain, son pull d’encre de chine. Puis de relever son maillot blanc coton, ses bras de manche, son pantalon noir pour dévoiler des points de roses, des petites merveilles de grâce, éparses, tout le long du corps, une myriade de petites corolles étoilées, rose vif, tout le long d’une branche, contorsionnée, alanguie, nouée, tatouée le long, à l’ombre

d’un jeune corps

en fleurs

EPSNF, samedi 25 février 2017

Comme un chant du cygne : ma dernière visite à l’EPSNF.

Le temps de faire le deuil de mes équipes associative,

pénitentiaire, médicale et sanitaire ;

le temps d’ouvrir, de démarrer et poursuivre l’action

aux maisons d’arrêt des hommes et des femmes de Fresnes

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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