Savons de cendre ?

Paris,

Samedi 3 février 2018

Cher Monsieur Esraïl,

« Madame, c’est vrai qu’on peut faire du savon avec de la cendre ?? Hein ? N’empêche, Hitler, il était très intelligent quand même ! ».

Bien que hors sujet (nous abordons la Grande Guerre à partir d’un récit de Blaise Cendrars), alors même que nous sommes en retard, je ne peux écarter la question de Radouane qui m’arrête net dans l’évocation des tranchées : pure provocation ? Question sincère ? Que répondre à mon élève de troisième, à moitié déscolarisé, qui ne vient qu’une fois sur quatre en cours et attend ses seize ans avec impatience pour ne plus jamais revenir? Que répondre à cet adolescent en pleine crise, en rupture de banc, mais ô combien intelligent ? Quels mots pour répondre avec efficace, éviter les débordements et poursuivre mon propos sur la première guerre mondiale ?

Cependant, je n’en reste pas moins surprise de la coïncidence : nous sommes jeudi 31 janvier au matin, ma première heure de cours, après avoir eu la chance et l’honneur de vous écouter, cher Monsieur Esraïl, la veille au soir, à l’occasion de la Journée mondiale de la mémoire de l’Holocauste, depuis le fond d’une salle de ma paroisse, cachés l’un à l’autre par des dizaines de visages entre vous et moi.

Votre témoignage terminé, j’ai dû vous quitter aussitôt, sans pouvoir profiter des questions posées par l’assemblée pour mieux tenter de comprendre l’incompréhensible, de me représenter un tant soit peu l’insoutenable : piètre compassion, dérisoire fil de communion, ténu, si minuscule, avec les millions de vies, d’âmes, assassinées, sacrifiées. J’ai dû vous quitter précipitamment pour retrouver mon fils laissé seul, qui venait d’enfumer notre appartement en tentant de faire fondre de fromage au four micro-ondes parce qu’il « mourrai(t) de faim » (!), à 20h passées, le bougre ; je l’écoutais, les oreilles gargouillant de votre faim à vous, tortueuse, mortifère, toujours inassouvie, insupportable…

N’ai même pas eu le temps d’acheter votre livre. J’aurais pu le montrer aux élèves !

Tant pis.

J’ai d’abord hésité, puis me suis ravisée : je ne parlerai point de vous à mes chères têtes brunes, ou alors plus tard, au retour des vacances de février, quand j’aborderai la Résistance et la Shoah.

Mais il en fut autrement. Alors que je parlais du Front, de l’arrière, de l’amputation de Cendrars, laissé nu sur son brancard, lui aussi, pareil au phénix, maintes fois rené : « Madame ! c’est vrai qu’on peut faire du savon avec de la cendre ?? Hein ? N’empêche, Hitler, il était très intelligent quand même ! », m’interpelle Radouane.

Que répondre ?

Alors je vous visualisai, vous, rencontré la veille, et votre chère Liliane, sur la couverture de votre livre, devant les baraquements d’Auschwitz, serrés l’un contre l’autre ; alors je répondis par autre chose ; alors je leur racontais une histoire, votre histoire, comme je venais de l’entendre, toute glaciale des gelures de Pologne, toute blême des cendres du crématoire qui noircissaient votre ciel ; alors je leur racontai votre nuit, mais surtout votre amour. Votre espérance, cette petite fille de rien du tout, comme disait Péguy. Telle une lueur, fragile, bien faible, souvent mourante. Qui mille fois vacilla. Une étincelle qui, fut-ce le hasard ? était-ce la main de Dieu ? qui pourtant jamais n’expira.

Alors je leur racontai, ô, pas aussi bien que vous, alors je leur racontai Drancy, la jeune fille et ses frères, votre « coup de foudre », votre demande d’un baiser (« Attention, platonique à cette époque : une bise sur chaque joue ! » – ce qui les fit bien rire), sur le départ, pour aller où ? « Quand nous seront arrivés ! » qu’elle vous répondit. J’évoquai brièvement le camp, le travail forcé, la faim, la marche de la mort, le tombeau de la mort … Silence complet dans la classe : quatorze paires de yeux suspendues à mes lèvres.

« Et alors Madame, ils se sont retrouvés à la fin ?

– Je ne vous le dirai pas ! Vous n’avez qu’à lire le livre (brouhaha de mécontentement), Dans l’espérance d’un baiser (silence, vite de noter la référence !).

– Madame, vous avez eu trop d’la chance de l’avoir rencontré ! Comment faire pour le voir ? Est-ce que nous pourrions le voir aussi ? C’est super important qu’on sache aussi ! Vous croyez qu’il pourrait venir vous voir ? », et tous de réclamer. De vous réclamer.

Aussi, cher Monsieur Esraïl, c’est donc doublement que je vous remercie. D’une part pour le temps fort de votre témoignage mercredi soir, d’autre part pour m’avoir inspirée, avec votre épouse, une réponse à l’horreur évoquée, imposée, à la barbarie traversée – une réponse qui porte haut l’espérance, qui porte haut, bien plus haut, par-dessus tous les cris et les nuages qui ont assombri votre vie, par-delà votre nuit, les couleurs de l’amour, de la dignité : les couleurs de notre belle humanité.

(…)

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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