Jeudi 16 janvier 2015
Courbevoie (92)
Il est 13h et je file au collège. Un temps breton. Pas très froid. La bruine. Ca crachinte et crachote. J’en ai plein l’ciel. Ca bruine la pluie tandis que je m’engonce davantage dans ma doudoune, patine sur l’esplanade de la Défense, force le pas jusqu’au Jardin du Millénaire
et stoppe
net
devant la grille close du skatepark. Trop d’vent dans l’air frais.
Volte-face. Demi-tour.
Et là, entre les gris clair et gris foncé de la pluie, du macadam, du béton, du ciel, de la terre, de mon blouson, sans compter le cimetière qui noircit mon horizon, une tache fait tache. Une grosse goutte de couleur. Informe. Gouacheuse. Mouvante. Ecrasée sur le sol. Détonnante.
Mes yeux achoppent. Esquissent. A gros traits rapides.
Un homme. Un SDF. Sans aucun doute. Qui se relève, raide, dans son anorak turquoise. Entre deux voitures. Que fait-il ? Force-t-il l’une des portières ? Fait-il ses besoins ? (Il m’est arrivée plus d’une fois, hélas, de me retrouver dans l’embarras d’une telle situation).
Mes regards à la dérobée. Pour m’assurer que tout va bien.
Il se relève de son tapis. Sans doute a-t-il dormi par terre. La pluie l’aura réveillé. Il est en chaussettes. Blanches. De sport. Ses baskets ont été soigneusement rangées. L’une à côté de l’autre. Noires. A côté d’un morceau de tissu : une éclaboussure de sang frangée sur fond d’obscurité métallique, bétonnée, granitique.
C’est alors que je reconnais le motif, les lignes fuyantes puis arrondies du mihrab : un tapis de prière ! De nouveau il s’agenouille, face à l’immeuble gris devant lui. Puis se prosterne. Front contre terre. Entre deux bagnoles anthracites. Se redresse. Yeux verrouillés. Psalmodie du bout des lèvres. Face contre pluie. Il n’a pas trente ans. Et moi, percluse d’humidité, je fonce, corps contre vent, retrouver mes élèves. Prière … prière de passer
Dimanche 11 janvier
Paris 11ème-Paris 17ème
Il y a eu notre rassemblement.
Il y a eu, aussi, une projection privée de L’apôtre de Cheyenne Carron (sorti en octobre 2014, déprogrammé dans certains cinémas en raison des menaces terroristes) : récit de la conversion d’un musulman au christianisme.
Concours de circonstances.
Deux scènes du film m’auront marquée. Une réalité devenue “visible”.
Première scène : les rencontres hebdomadaires d’un petit groupe de musulmans autour de leur imam pour prier, échanger, débattre. Et ce, dans un local, une salle polyvalente, la pièce d’un hangar qui sert à tout, mais surtout à rien. L’un des fidèles témoigne des difficultés à prier ensemble, avec la communauté, le vendredi – la mosquée du secteur étant trop petite pour les accueillir. Il évoque également sa gêne, sa honte à prier dans la rue. Sous le regard des passants.
Je pense alors à mon mari, au problème rencontré dans son entreprise à Colombes (92) : une poignée de musulmans faisant leurs prières quotidiennes dans un couloir, sinon dans un “cagibi”, au dernier étage de la boîte. Comment voir cela ? Comment entendre les besoins ? Récriminer ? Interdire ? Licencier ? Tolérer ? Comment accueillir cette pratique, déterminée, de salariés remarquables ? Rester indifférent ? Sourd ? Aveugle ? Au risque de les piétiner ?
Deuxième scène : Le musulman invité à un baptême. La première fois qu’il entre dans une église. Yeux écarquillés durant la cérémonie. Sens à l’affût. Et son cri intérieur : “Waouh ! Que c’est beau !!!!”.
Alors, la croyante que je suis à mal pour lui. Mal tant elle sait combien la beauté, une “bonne ambiance” est indispensable pour se sentir bien, pour générer de la paix, pour être tiré sain(t)ement vers le Haut.
Alors la pratiquante que je suis s’interroge : comment vivrais-je ma foi, moi, quel genre de fidèle serais-je si je devais prier dans un local, un hangar, un entrepôt, un parking, un cagibi, une cave, un hall, un couloir, une ruelle ? Plusieurs fois par jour, plusieurs fois par semaine. Quels regards et sentiments nourrirais-je en mon fors intérieur ?
Je m’interroge, juste en passant
Mardi 20 janvier
Paris
Aujourd’hui, pour avoir sauvé une quinzaine de personnes lors de la prise d’otages à l’Hyper Casher Porte de Vincennes, Lassana Bathily reçoit la nationalité française. Il y a quelques jours, un journaliste notait au passage, dans son portrait du héros, qu’il faisait ses prières “dans la réserve” du magasin.
Je ne sais pas moi… mais, toute laïque que soit notre République, j’aurais envie de dire que… mince, quand même… ça me chatouille l’âme … que l’entreprise, la municipalité pourrait quand même mettre à la disposition des employés une salle de recueillement (vous savez, comme dans les aéroports – et pourquoi pas, rêvons un peu, un lieu multiconfessionnel où les trois religions du Livre méditeraient côte à côte au lieu de s’taper d’ssus !)
… une salle de recueillement pour qu’ils puissent prier leur Dieu avec un peu plus de dignité.
(N.B : L’Apôtre rend hommage au prêtre du village de la réalisatrice. Celui-ci a perdu sa soeur, étranglée par le fils de ses voisins musulmans. Malgré sa douleur, il n’a pas déménagé, préférant rester près des parents, “car sa présence les aidait à vivre”).