Altaïr


L’enfance est une étoile trop lointaine220px-Altair

« Non, ça ne va pas. Le jugement a été reporté. Ils ne veulent pas me relâcher. Ils ne savent pas ce qu’ils vont faire de moi. Ils ne savent pas qui je suis. Ce que je suis. Si ce n’est un individu extrêmement dangereux. « D’une dangerosité manifeste et avérée » comme ils disent.

Je meurs.

Intérieurement.

Invalide en partie. Des séquelles à la tête. Ne peux être jugé pour l’heure : pas sûr de tenir trois jours d’assises. Et comment juger quelqu’un qui a perdu la mémoire ? Je ne sais pas où est passé ce foutu demi-million d’euros… C’est mon frère qui l’a enterré, tué lors d’une fusillade, durant notre évasion d’prison, en Russie. Mon état psychologique est incompatible avec une sortie, avec une libération.

Je meurs.

Intérieurement.

A petit feu. Je le sens. Je me meurs.

« Et que feriez-vous dehors ? », m’a demandé le juge.

Ce que je ferais ? Regardez cette photo. Avec mon fils de deux ans. Vous voyez ? Avec le pistolet posé là, à côté, sur le canapé. Déjà j’lui apprenais à s’servir d’un 9 mm. A placer sur sa hanche droite, plutôt qu’à gauche. Des étincelles de lumière… des étincelles d’acier… J’en ai tellement descendu des mecs qu’on m’envoyait tuer. Tueur à gage. En Tchétchénie. En Roumanie. Des règlements de compte. J’ai traîné avec toutes les mafias. En Afrique aussi. Et j’ai braqué. Tant et tant. En gravissant les échelons. De ma première tablette de chocolat – j’avais pas 6 ans, quand mon père me disait que j’n’étais qu’un p’tit con ; puis mon premier magasin, pour 6000 francs, avec de faux pistolets – jusqu’à mon dernier million… Toujours plus loin. Toujours plus haut. J’ai visé tant de fois.

Ce que je ferais dehors ???

Regardez ma tête. Lacérée. Trouée par une balle. Déformée par des coups. Des arabes. En promenade. Pour avoir pleuré en lisant Martin Gray. Au nom de tous les miens. Regardez ce corps. Mon flanc. Cicatrisé de toutes parts. Des balles. Jusqu’aux fesses.

Tout le monde avait peur de Ludo. « D’une dangerosité manifeste et avérée ». Tout le monde me craignait. Me respectait. Et oui : Ludo a joué dans la cour des grands. A se croire puissant et immortel. Invincible. Tel Achille. J’en ai tellement flingué des mecs: tremblez, tremblez devant la colère de Ludo !!!

Et aujourd’hui ? Aujourd’hui, que me reste-t-il de tout ça ? Qu’ai-je gagné ? Qui m’attend dehors ? Quel Télémaque ? Une Pénélope ? Au retour de ce terrifiant voyage …

Regardez-moi… Regardez-moi bien. En vérité. Vous voulez savoir ? Que je vous dise ?

A vrai dire, le terrifiant Ludo, il était à peine bon à manœuvrer un pédalo ! Et on ne traverse pas la Méditerranée, la Mer Égée en pédalo ! A la rame, Ludo, apprends donc à ramer au lieu de t’la raconter ! Et ferme ta gueule, avec ton 9 mm. T’es qu’un con, qu’un pauv’ con, une merde. Une merde : voilà tout c’que t’es Ludo, un con d’taulard au crépuscule de sa vie, alors qu’tu t’rêvais flamboyant, à en incendier les cieux.

Eh bien content encore d’avoir des Télémaque qui t’attendent dans quelque port. Tes fils et Athos. Oui : tes fils et ton chien. Fidèles.

Mais plus d’amour.

Plus l’amour et tes femmes. Car c’est l’amour et ton âme que t’as perdus dans cette bataille d’Homme.

Que mes fils.

Et mon chien.

Quarante-cinq ans et la vie derrière moi… Lâche prise Ludo, lâche prise et laisse tes conneries derrière toi : abandonne tes vies et leurs faux diamants. Une bonne fois pour toutes.

Tu t’es perdu Ludo ; t’as tout perdu. Ta vie. Flinguée. D’avoir flingué tant d’hommes.

A te vouloir immortel, c’est le temps qui t’a rattrapé, qui t’a flingué pauv’con.

Mon père avait raison : le premier au commissariat, le premier en prison, docteur ès vol, mais le dernier d’la classe – un déclassé d’la vie.

Le temps, mon torrent d’éternité, mon tourment : rouler mes cauchemars d’enfer sur cette terre. Des nuits durant. A perpète.

Toutes les nuits je prie pour que demain, dès l’aube, on me libère… car… ce que je ferais ???

Mon demi-million ?… (sourire jusqu’au ciel) … J’irai fouiller la terre, oui … J’irai déterrer de mes souvenirs, de mes cartons, de la poussière, un 9 mm … mais celui d’un tout autre oculaire. Celui de mon vieux télescope. Un très bon que j’avais acheté du temps où mes gosses s’accrochaient à mes basques. J’avais alors tout lu : l’astronomie n’avait plus d’mystère pour moi. Une véritable passion. A commencer par Galilée, fasciné que j’étais par l’homme à la longue barbe blanche. Voir Jupiter et sa tache rouge : 37 fois grosse comme la France ! Et Andromède, la belle Andromède, source de tous nos désirs : « C’est une femme papa ?

– Non fiston, une déesse 🙂

– Et on peut voir Saturne ? ». Alors on campait sur les montagnes ; on partait des nuits entières à sa recherche … « Ça y est papa, on l’a trouvée ? Yes !!! Mais … mais… elle a des boucles d’oreilles ! rondes et d’or, papa, comme les boucles d’oreilles de maman ! 😀 ».

L’astronomie… Depuis que j’suis gosse… Je me souviens encore quand mon père m’avait emmené à l’Observatoire de Paris. J’avais prié, non, supplié, à terre, sur mes deux genoux ! pour que le type me montre Orion !

La dernière fois que j’ai eu des nouvelles de mes fils, ils m’ont dit qu’ils avaient vu Pluton. Mais ce n’est plus une planète. Un astéroïde.

Alors, voilà ce que je ferai … Mais, cette fois-ci, ce seront mes petits-enfants qui s’ colleront à mes basques, quand je les emmènerai tout là-haut sur la montagne. Sauf que, cette fois-ci, depuis là-haut, je dirigerai mon arme droit sur la constellation de l’Aigle et pointerai, en plein cœur, la plus brillante. C’est Altaïr alors que je viserai de mon flingue céleste : à défaut d’une femme à toucher. Une étoile à contempler ».

Fitilieu, 24 décembre 2014

– Paris, 4  janvier 2015

Dans nos obscurités

Une lumière

Epiphanique

Qui ne s’éteint jamais

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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