Fil d’Ariane

lumière d'automneCoup de fil pfP1 pour un papier sur l’activité « binôme ». Oui oui entre deux occupations. Puis oubli de la Session. Jusqu’à la veille. Un oui sans filet, sans savoir en quoi consisterait la chose. Un oui sans objectif ni direction pour donner sens : de l’inattendu à 100%. Allez, zou, il est 8h ce samedi-là, je file sous les trombes d’eau du petit matin : puissé-je trouver l’inspiration !!!

Déjà me met-on la pression dans la voiture qui nous conduit à Epernon : « T’as lu le programme ? As-tu choisi ton coéquipier ? (Gloups – heu, quel programme ? – mine déconfite de l’élève qui n’a pas révisé sa leçon) Et oui, pour ne pas perdre de temps au démarrage, il fallait former son binôme à partir d’une liste de noms fournie ». Bon, je ne maîtriserai décidément rien à cette aventure dont il va me falloir pourtant rendre compte. Cependant j’assume : ce sera une porte ouverte non sur une chambre d’hôpital, cette fois-ci, mais sur le jardin d’un prieuré, le temps d’une ballade sensorielle avec un/une inconnu(e) : confions au hasard le soin du fil conducteur.

« Hep ! S’il vous plait, vous ne sauriez pas où se trouve la salle Cana par hasard ? me demande un homme dérouté, perdu dans le dédale des couloirs. C’est là que je dois me rendre pour trouver mon binôme…

– Ah bah voilà qui tombe bien : je recherche le même lieu que vous et suis tout aussi paumée. Mais suivez-moi, je pense qu’il faut rebrousser chemin et passer par là …

– Vous êtes mon sauveur ! Je vous suis alors, faisons route ensemble !

– D’accord, c’est entendu : faisons binôme ensemble ! ». Voilà qui est de bon augure …

Enfin, à un chouïa près : visiblement nous n’habitons pas la même planète. Juste avant le top départ de notre promenade forestière : « Sentez-vous cette bonne odeur de brioche qui donne faim ? avançais-je pour lier connaissance.

– Vous voulez dire de rôti ? C’est plutôt l’odeur d’un rôti qui baigne dans son jus qu’on sent là ». Bon … Qui a raison ? Qu’importe. Prendre à la rigolade l’écart de nos perceptions.

« Allez, je te laisse passer devant, tu seras mon guide ». Monsieur est indépendant et compte profiter de son monde tout seul. M’ajuster. Tandis que les autres duos cheminent côte à côte, l’écart se creuse entre nous. Le fil se détend, se distend. Respecter son choix. Quelle juste distance conserver ? Heureusement que, par ma profession, j’ai les yeux derrière la tête ! Mais pourquoi s’arrête-t-il donc à chaque bosquet ? Rien à voir de mon point de vue pourtant ! Tout un questionnement m’envahit quant à ses interruptions qui m’impatientent. Quel est le sens de ce cheminement, en mode solo ? Pfff n’a rien compris à l’exercice visiblement ! Nous divergeons : moins de feeling que je ne le supposais de prime abord. C’est fou ce qu’on peut déjà ressentir de petites contrariétés en un rien de temps !

Je sens le fil se tendre, se crisper entre nous, à un cheveu de se briser : il n’en a rien à fiche que je sois devant, à l’attendre, foirant notre exercice tandis que tous les autres vivent un truc ensemble, comme des compères de longue date. Ca s’entend à leurs éclats de rire, de voix. Que c’est frustrant … Je ronge mon frein …

Et puis mince, la barbe ! Moi aussi j’aimerais participer à cette expérience sensorielle au lieu de veiller sur lui, de me retourner sans cesse pour voir s’il me suit. Le lâcher ? Oui : lâchons prise ! Même plus les yeux derrière la tête, mi fermés qu’ils sont dans l’éclaircie du soleil. M’orienter, aveuglée, droit devant moi. Et qui m’aime me suive !

Me voilà les oreilles grandes ouvertes. De véritables antennes paraboliques. Notre silence s’opacifie, s’assourdit, s’embruite, réduisant la distance entre nous : les oiseaux du bois, les cloches du prieuré, les voitures au-delà de la clôture tissent un filet imperceptible, un filin sonore. Le vent aussi est de l’orchestre qui nous rassemble. Le souffle du vent, mon rapporteur, cafte la présence de mon partenaire à des mètres à la ronde. Mon ouïe s’affine, jusqu’à capter ses pas crissant, craquelant le feuillage asséché de l’automne. C’est juste divinement délicieux. Et que ça sent bon ! Je l’emmène dans des chemins de traverse. Je le suis à la trace, auditive. A la automnevibration. Ses petits pas tranquilles sur l’herbe mouillée. Mon homme n’est pas pressé. Ténuité du fil qui me relie à lui. Je ralentis quand je ne l’entends plus, me remets en marche quand ses souliers se font plus proches, m’ajuste à son rythme. Concentrée, je m’amuse à décoder, interpréter, donner du sens à ce que j’entends. Nos pas parlent le morse.

Quand tout à coup : perdu !!! Coupé le fil qui me relie à lui ! Je n’entends plus rien. Beep beep … Quand tout à coup, derrière mon dos, ça croque, ça crache, ça régurgite, ça expectore : beurk, dégoûtant ! Que signifie ce bruitage ? Je fais volte-face, prête à morigéner le chenapan qui … : mon inconnu, la soixantaine passée, mon bon vivant, en train de chiper et de goûter les fruits du pommier privé. J’explose de rire.

Il me rattrape. Nous faisons un bout de chemin ensemble. Mais libres. Je finis par ralentir, lui laisser la pelote. Nous longeons l’étang moiré d’argent, le long d’une sente mal défrichée. C’est alors qu’il s’empêtre dans des fils d’araignées. Je ne peux m’empêcher de rire de ses grands gestes mécontents fendant des moulins de toiles, tel Don Quichotte.

Je ferme de nouveau les yeux. Me laisse guider. M’ajuster à ses pas. Lui emboîter le pas. Jusqu’à ne former qu’un seul bruissement. En a-t-il seulement conscience, lui, qui file droit devant ? Lui, le tout tactile, le tout visuel ? Lui qui, surpris, me dira plus tard qu’il n’avait pas même entendu le chant des oiseaux, ni même senti la caresse du vent, tout comme moi je n’avais ni vu ni goûté les pommes. De ma perception à moi, enfilée dans ses pas, nous ne sommes, malgré toutes nos différences, plus qu’un, ensemble : cela ne tient qu’à un rythme, un souffle, un je-ne-sais-quoi d’intangible. Nos petits pas sur les feuilles humides. Un doux froufrou. Un flottement. A peine perceptible. Quasi religieux. Que j’échouerai à partager, à mettre en mots ensuite. Une expérience ensemble, pour un ressenti, un vécu éminemment singulier pourtant.

1Association petits frères des Pauvres – Petite méditation post-exercice de mise en relation, ouvrant la Session de rentrée d’octobre 2014

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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