Une tous les trois jours

 

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Samedi dernier (23 août), j’étais de mariage. Tout le monde s’en fiche, me direz-vous, et vous avez raison. Sauf que, au pot d’honneur, j’ai rencontré une femme avec qui j’ai discuté … de femmes ! Mais pas de n’importe quelles femmes ! Pas des stars du grand écran, des belles cocottes de la soirée ou de nos vies de femme, à nous – moi la citadine, elle la campagnarde, avec notre temps partiel, le bon mari, le gône et le repassage.

Non. Nous avons parlé, enfin, je l’ai écoutée me parler des femmes qui vivent dans l’ombre. Pour ne pas dire à l’ombre, comme l’on dit de ceux qui vont en taule. Des femmes sans-voix. Des emmurées. De celles, encore trop nombreuses, qui sont battues au petit jour, harcelées, sinon torturées, des nuits durant. Confinées dans leurs douloureuses obscurités. Des femmes qui meurent sous les coups d’un homme : une, tous les trois jours.

Oui oui, je sais : y a plus festif comme sujet de conversation entre le toast au tartare d’espadon d’une main et la coupe de champagne de l’autre. Mais que voulez-vous, c’est encore tombé sur moi.

Une femme tuée tous les trois jours. Brutalité et froideur d’une statistique qu’on n’a guère envie d’entendre, sur laquelle on glisserait bien volontiers, subreptissement, en bonne conscience, oui oui parce qu’on sait. Vaguement. Mais tout autre est l’épaisseur dramatique du vécu trash partagé par mon témoin. Autre est la profondeur tragique que recouvre ce : « Une femme battue meurt tous les trois jours en France », en FRANCE, pays des droits de l’ho-mme (parce que, force est de constater que la minuscule demeure là où l’on serait certain de voir poindre une majuscule). Parce que des hommes s’octroient le droit de battre leur femme à mort.

Elle ? mon témoin ? Que je vous la présente en deux mots. En fait… une inconnue. Et je me rends compte après coup que je ne connais même pas son prénom, bien que nous ayons passionnément échangé des heures durant. Une fonction : juriste, salariée d’une association qui lutte contre la violence faite aux femmes. « Et, détrompe-toi, contrairement aux idées reçues, les victimes ne sont pas que des femmes pauvres ou « issues de l’immigration ». La violence conjugale concerne toutes les classes sociales. J’aide ainsi des femmes de médecins, d’avocats … Il y a tant à faire. On n’imagine pas ce que peut être le lot de souffrances quotidiennes pour nombre de femmes en France. Pis, on refuse d’admettre que l’esclavage des femmes existe encore, chez nous, en 2014. Et qu’il se porte bien ! Domination physique. Domination psychologique. Domination sexuelle. Domination économique.

Dans nos locaux, ces femmes prennent une bouffée d’air, de réconfort, de liberté. Nous leur offrons un lieu pour être écoutées et conseillées, un lieu pour se doucher (certaines, qui ont perdu toute dignité, n’ont pas le droit de se laver comme elles le veulent, « chez elles »), un lieu pour se reposer (l’une des principales tortures étant de les empêcher de dormir, afin de les rendre plus vulnérables, plus malléables, abruties, abêties).

Hein ? On n’imagine pas ça sur notre territoire ? Oui parce qu’on ne veut surtout pas voir cette autre face de la misère, en bas de chez soi, sur notre palier, dans notre pays de « l’égalité » (de l’homme) aux mille et une libertés. Une tache ignominieuse sur notre belle Marianne. La loi du silence pour une République incapable de protéger les plus faibles, jusque dans les « zones de non droit » permises. Tolérées. Accord tacite. Aveu d’impuissance. Tabou. Sans intérêt. Et qui ne dit mot consent.

La preuve ? Notre budget, qui, financé par l’Etat, fond comme neige au soleil. Développer l’action ? Faire de la prévention ? Témoigner, alerter ? Tu me fais rire … Avec quoi ? Ce n’est pas un sujet porteur tu sais, pas un sujet é-lec-to-ral… Tout le monde s’en fout. Même pas la part, la miette du pauvre…

Et puis tu sais, c’est tout un regard, des mentalités, des représentations sur la femme qu’il faut changer… Il y a encore tant à combattre… Ne serait-ce que les clichés, les réactions des ados, quand une jeune fille porte une jupe courte… Des stéréotypes à abattre, dès le plus jeune âge, dès l’école. A commencer par la layette rose et bleue ! ». (A bonne entendeuse, salut, Mme Vallaud-Belkacem !).

Alors je pense à Madame Michu, à ses coups de gueule au quotidien, jusqu’au sein de la direction de mon établissement, pour une histoire de post-it bleus et roses. Alors je pense à l’achat du cartable de mon fils pour son entrée en CM1. Bleu. Parce qu’il n’allait pas prendre un rose, évidemment. Et qu’il n’y en avait pas d’autres dans le magasin. Parce qu’il voulait un cartable tout simple, pas un sac à dos. Bien que je m’y sois prise fin juillet. Et que je n’allais pas remuer la ville entière pour en dégoter un gris ou kaki. Alors je pense à tout notre conditionnement symbolique, formel. Incidieux. Dans un pays où l’on fait ch… des Musulmanes pour une question de voile, quand nous ne sommes pas même capables de voir, d’accepter, d’assumer, de traiter nos propres limites, dysfonctionements, conformismes, enfermements. Notre propre formatage, rabattage, sur l’image de la femme. (D’ailleurs – petit aparté -, savez-vous qu’au Moyen-Orient il n’y a pas que l’avancée de l’Etat Islamique ? Qu’il n’y a pas que des écoles coraniques, des burqas et des mains de Fatima ? Que là-bas, dans les écoles LAÏQUES, les croix, les kippas et les voiles cohabitent ensemble, font même bon ménage, en plus de l’apprentissage de leurs différences, de la diversité, de la tolérance, sur les bancs d’étude ? Quand nous ne savons, nous, que gommer…). On en revient toujours à l’histoire de la paille dans l’oeil du voisin, quand on ne veut ni voir ni traiter la pourtre dans le nôtre.

Bien sûr que je ne veux pas tout confondre et tout mettre sur le même plan. Bien sûr qu’il y a une sacrée marge entre le rose Barbie et le mauve hématome. Bien sûr…, mais cela interroge tout de même sur ce qu’il reste encore à faire : l’émancipation de toutes les femmes, y compris chez nous, a encore un long chemin et de beaux jours devant elle.

Quelques heures après avoir quitté cette femme, j’entamais un nouveau livre, en parcourais les premières pages, le coeur en fête, voire en forêts, prêt à s’esbaudir entre steppes africaines, toundra sibérienne et pentes afghanes, dans le sillage de l’aventurier Sylvain Tesson et de sa « Géographie de l’instant », fraîchement sorti en poche.

Euh…, me demanderez-vous : outre qu’on s’en fiche une seconde fois, quel point commun y a-t-il entre une féministe engagée croisée le temps d’un toast et un stégophile sans domicile fixe hospitalisé ??? Eh bien, juste l’écho d’une lecture en coïncidence, le hasard de quelques lignes parcourues dans la foulée d’une soirée d’été, de brèves écrites entre 2006 et 2011 par un sportif extrême, engagé à sa façon, dont le coeur, comme l’intellect, bat aussi à haut niveau :

Devoir de mémoire, droit à l’indifférence

L’écrivain Claude Ribbe compare Napoléon à Hitler. Dans « Le Crime de Napoléon », il rappelle que l’Empereur a rétabli l’esclavage aboli par la Révolution. Le sujet a déclenché la polémique en France. Dans ce pays, on aime débattre sur fond de Devoir de mémoire. Le rouge au front, on étudie nos taches noires. Et pendant que la classe politico-littéraire, penchée sur les balustrades de l’Histoire, dispute de l’esclavage du XIXème siècle et des méfaits de Napoléon, l’esclavage actuel, lui, bat son plein dans l’indifférence générale. Les victimes éternelles, silencieuses, celles qui n’ont pas de chantres, qui n’en auront jamais, sont les femmes. Il faut lire le livre de la Serbe Jelena Bjelica « Prostitution, l’esclavage des filles de l’Est » et aussi « Le silence de l’innocence », de Somaly Mam, pour comprendre que l’esclavage n’est pas mort, qu’il se porte même très bien sur les trottoirs de Phnom Penh, de Bangkok, de Moscou et de Paris (ça se passe près de chez vous). Les gouvernements occidentaux se font complices des mafias en criminalisant les filles. Les clients-criminels alimentent la souffrance. Mais qui s’en soucie ? Nous sommes trop occupés avec le premier Empire et le maréchal Lyautey pour avoir le temps de combattre les maquereaux qui torturent les innocentes, trop occupés à dénoncer nos aïeux pour protéger nos soeurs. Parfois le Devoir de mémoire fonctionne comme un anesthésiant : il endort la (bonne) conscience, canalise l’indignation vers le passé. Tout occupé à scruter les défuntes années, on s’abstient d’agir ici et maintenant ».

Femmes !

« (…) Afin que personne ne puisse plus ignorer la situation ou penser que le pire se passe toujours loin de chez soi (il y a cinquante mille viols en France tous les ans – davantage qu’à Sebrenica), « Le Livre noir de la condition des femmes », fruit de deux ans de travail, est enfin là. Christine Ockrent et Sandrine Treiner ont dirigé une équipe de chercheurs, de journalistes, d’écrivains, de professeurs, qui dressent le plus affligeant des tableaux qui soit. Etre une femme est un sport de combat. Une malédiction qui commence avant même la naissance ! Pour vivre femme, il faut échapper à l’avortement, aux maltraitances dans l’enfance, aux crimes d’honneur, aux mariages forcés, à l’esclavage domestique, à l’épuisement… Le paradoxe c’est que la condition des femmes ne suscite pas beaucoup d’émotion dans les foules, chez les gouvernants ou chez les élites si promptes d’habitude à témoigner de leur indignation devant l’injustice ou la souffrance. Casser la gueule d’une femme n’a jamais ébranlé les structures d’un Etat (Marie, tu en sais quelque chose…). Martyriser une fillette ne met pas en péril – beaucoup moins que voler une pomme à l’étalage – l’édifice civil ni le contrat social. Il faut lire ce livre avec en tête le mythe d’une peuplade perdue de la Terre de Feu, cousine des Alakaloufs. On professait là-bas que les hommes s’acharnent à brimer leur moitié parce qu’ils savent bien, au fond d’eux-mêmes, qu’elles leur sont infiniment supérieures ! ».

Aller aux buts

Le Mondial de football. Fête planétaire. Des milliards de gens rivés au même spectacle, au même instant. Toute différence culturelle abolie le temps d’une émotion partagée. Le triomphe de la mondialisation. Au milieu de cette belle réjouissance, un bémol : pendant que les ballons s’envolaient aux buts, des milliers de supporters s’envoyaient des putes. Quarante mille filles de l’Est, d’Afrique et d’ailleurs ont été apportées en Allemagne pour la fête, afin qu’en plus des jeux et du pain, il y ait de la chair à suffisance. A Berlin, on a construit de nouveaux bordels, tout confort. Pas un Bleu, hélas, n’a daigné dire un mot sur le sujet. On les entend pourtant s’exprimer sur des enjeux graves : les banlieues, le racisme, l’immigration. Ce qu’ils disent importe car ils bénéficient d’une caisse de résonnance telle que n’en possédera jamais aucun penseur. Ce qu’ils disent a un retentissement, des favelas du Brésil aux jungles des Moluques. Mais que quarante mille femmes soient réduites en esclavage à la périphérie des stades ne leur a pas arraché un mot ».

J’en ai fini avec Sylvain Tesson. Moi qui pensais m’évader en terres lointaines, me voici découvrant une réalité mal vue, en bord de trottoir – « exotisme » on ne peut plus sordide, on ne peut plus près de chez moi.

2006-2014. Au sortir d’une énième Coupe du Monde, à l’heure où l’on commémore le centenaire de la Grande guerre, à l’instant où le Gouvernement vient de nommer un nouveau ministre de l’Education qui compte faire de l’égalité garçons-filles l’une de ses priorités (oui mais… quelle réponse concrète aux violences subies ici et maintenant ?), la situation ne semble guère avoir évolué.

Je referme mon livre pour consulter ma page Facebook. Tout le monde s’en fiche, me direz-vous une énième fois. Et vous avez raison, sauf que … Je clique sur une nouvelle notification. Nouvelle surprise quant à l’un de mes derniers posts qui, en dépassant, à ma grande stupéfaction, la vingtaine de likes, pourrait être élu Meilleure publication du mur de Delphine Dhombres Benabdelhadi depuis son ouverture il y a deux ans et demi. Et quelle palme couronne ainsi l’engouement de mes amis ?

Un successful remporté par … une tarte ! Une simple tarte bonne maman. Une tarte aux mirabelles. Une annonce on ne peut moins passionnante, dont tout le monde se ficherait, avais-je d’abord pensé en postant ma photo. Serais-je donc devenue la Reine des tartes ? Vaudrait-il mieux taire mes bavasseries, rendre mon clavier et remettre mon tablier ?

Alors j’avoue que je m’interroge, tout en pensant aux mots indignés de Sylvain, depuis son désert d’indifférence … Alors, je m’interroge, tout en pensant au discours mi-passionné mi-résigné, mi-défaitiste mi-optimiste, de cette juriste luttant, tel Don Quichotte, contre des moulins à vents sociétaux … Alors je m’interroge et je me demande si ce témoignage indirect, de seconde main, « Une tous les trois jours », déshumanisée, battue, tuée, ici, chez vous, chez nous, en France, en 2014… comptera, lui aussi, pour des prunes …

Peyresq, lundi 25-jeudi 28 août 2014

 

 

 

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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