Face à son lit médicalisé.
J’ai été annoncée et il m’attend.
J’avoue que c’est assez intimidant, un inconnu qui vous attend ; assez inquiétant, même, un détenu qui prend patience. D’habitude, je déboule comme ça, dans leur cellule, sans crier gare. Un point d’interruption dans la monotonie de leurs heures. Quand ils prennent leur café, pour commencer. Au milieu d’une émission télé, le plus souvent. Dans leur sommeil, parfois. Quand ils pi… et ch…, s’empressant de rajuster leur pantalon au plus vite. Car cela arrive, oui …
C’est bien la première fois, là, que l’on dispose une chaise ainsi, à mon égard. Comme si j’étais une Very Important Person. Egard dû à une dame. Le top de la délicatesse dans ce lieu de fer.
« Bonjour Madame, veuillez vous installer, je vous en prie ». Avec une majuscule, s’il vous plaît ! C’est que madame n’a point l’habitude ! Enfin, pas dans ce genre d’endroit. Déstabilisée, je suis ; troublée, je deviens ; interdite, je reste. Sur le seuil. En bord de monde. Et bascule
Sa voix, aussi douce que précieuse, agit comme par magie ; son regard, un charme ; son sourire, un sortilège ; ses mots, un filtre poétique. Ni plus, ni moins. Ca pétille et ça scintille dans mes champs visuel et auditif. Enveloppée, envoûtée. Me voilà captée. Captive.
Il est onze heures du mat. La clef dans la lourde porte, en trois coups, a retenti : tin, tin, tin.
Tin-Tiiiiiiiiinnn !!! Attention mesdamesetmessieurs : Voici l’histoire de la métamorphose d’un prisonnier en prince charmant et d’une bénévole en reine ! Sa reine. Dans son mètre carré de cellule déployé en un palais, semblable à un origami de papier rose Barbie, maintes fois plié et déplié. Cabossé. Mais j’vous préviens : à midi, le cocher avec son fouet redeviendra gardien revêche armé d’un pistolet ; son carrosse, le sordide et nauséabond RER B ; elle retrouvera son jean délavé et son lourd manteau d’hiver. Une heure … Ils n’ont qu’une heure avant que la grande aiguille n’épouse la petite sur les douze coups de midi, avant que le charme ne se rompt à l’horloge carcérale de Fresnes.
J’vous l’jure, c’était pas prémédité ! J’étais pas prév’nue, moi ! J’lève les doigts du clavier et je le jure : La vérité, toute la vérité, rien que la vérité !
En guise de canne à pommeau d’or, Monsieur manoeuvre, avec habileté et douceur, une béquille d’argent. J’assiste, mi-intriguée mi-amusée, à sa leçon d’escrime : en une succession de gestes adroits, patients et délicats – dignes des petits entrechats d’un ballet de Noureev -, alors même qu’il est allongé et raide dans son lit, il parvient, ainsi outillé, à enfiler une chaussette blanche sur son pied gauche. J’admire.
« Il me reste suffisamment de dignité pour m’occuper et prendre soin de moi tout seul, sans être assisté ! Je veux rester autonome le plus longtemps possible, affirme-t-il, avec force et puissance. Mon indépendance est un combat ! Je m’appelle Valois. Monsieur Valois. Enchanté, Madame ». Ne manque que la particule pour ennoblir davantage mon personnage, lui conférer sang bleu et descendance royale, en faire le dernier rejeton d’une des plus anciennes dynasties françaises.
J’en oublie l’endroit où je suis. Cela fait longtemps, d’ailleurs, que je ne m’interroge plus sur le pourquoi du comment de leur présence ici. De leur délit.
La grisaille s’estompe autour de nous. Nous chevauchons tous deux en plein délire. En plein rêve. Je ne savais pas que la délicatesse, les prévenances pouvaient vous relooker une pièce en or.
Je m’encagnarde, face à lui, dans un fauteuil médical recouvert d’une serviette de coton bouteille, tandis qu’il caresse, d’un geste satisfait, emprunt de grâce, son collier de barbe dépaissie, immaculée. « On m’a annoncé votre visite. Je reviens tout juste de la douche. Je déteste la saleté, me sentir sale ». Allité dans ses draps blancs, telle Blanche-Neige, il repose sur son lit de vair synthétique, comme dans une bulle. Hermétique. « Vous rendez-vous compte ? C’était affreux ! J’ai dû cohabiter avec un détenu qui ne s’était pas lavé pendant on-zeu jours ! Alors je passais derrière lui, avec un mouchoir, pour nettoyer les appuis, discrètement, afin de ne pas le froisser, vous comprenez ». Des pansements épars sur tout le corps signent sa fragilité. Sa vulnérabilité. Son rapport fragile au monde. Avec les autres. Un homme de verre. Entaillé. Fissuré : mille et un débris recollés. Jusque dans son âme. Brisée. Si je soufflais dessus, il deviendrait poussière. Mais, pour une heure, par je ne sais qu’elle action imaginaire, je suis la princesse qui, de son souffle de paix, lui redonne vie et jeunesse, vie et innocence.
Tandis qu’il brode des mots quelconques, dans un patchwork d’idées confuses que je ravaude tant bien que mal, mes yeux croquent le contour de son visage, le trait de ses fins sillons, sans compter les petits buissons joliment taillés au dessus de ses yeux clairs. Il a le port d’un prince. Altier. Sans âge. Comme endormi depuis mille ans. Une peau diaphane. Beau et propre comme un sou neuf. Une obole d’éternité. A crédit. En sursis.
« Oui. Valois, donc. Le problème reste que je ne sais pas comment je m’appelle précisément… Oui… : j’ai oublié qui je suis, de mon prénom jusqu’au motif de ma détention. C’est étrange, n’est-ce pas ? Je suis assigné ici, à demeure, pour des raisons que j’ignore ». L’homme au masque de fer ne savait pas, lui non plus, pourquoi il était embastillé. Une simple lettre de cachet avait suffi. Référence saugrenue qui me traverse l’esprit. Eclaircie romanesque pour une rencontre ô combien littéraire. Pour un détenu sans « histoire », sans mémoire, sans tâche, pour ne pas dire sans péché quand l’ignorance confine, par amnésie, à l’innocence. Dumas fils en aurait fait son beurre, lui.
Changement de décor. « Je suis là, bien que j’ai été jugé non responsable de mes actes. Dément. Une forme d’Alzheimer, si vous voulez. A la suite d’un traumatisme crânien, paraît-il ». Perte de la mémoire à court terme, mais condamné à rouler à perpette, tel Sisyphe, les traumas, humiliations et violences d’une enfance douloureuse endurée dans une maison de correction. « C’est une immense souffrance pour moi, vous savez, car j’ai quasiment tout oublié de ma vie, de mon métier, jusqu’au visage de ma mère. Et c’est cela le plus dur : oublier le visage de celle qui vous a mis au monde, qui vous a donné la vie…
Regardez voir, là, sur la table de nuit, ce bout de papier… Vous voyez ? J’ai écrit dessus « 1939-1945″ : un repère pour me souvenir. Des années encore plus difficiles…. des années noires… de privations, de misère où les vexations, les brimades étaient le pain quotidien de l’être chétif que j’étais ».
Son cerveau : un manège grimaçant qui projette en obsession des scénarios d’horreur, douloureux, sur fond de forêts lugubres, avec des loups, des ogres et des chasseurs…Pauvre petit Poucet. Pauvre petit frère. Perdu. Sans cailloux d’espoir ni bottes magiques pour le transporter en d’autres lieux.
Changement de décor. « Et, tenez, regardez encore ce bout de papier, là, visible, à peine replié, dans l’entrebâillement du tiroir… Pouvez-vous lire ce qui est écrit dessus, s’il vous plaît ? Je ne sais plus…
– Oui… (c’est pourtant très simple : trois mots d’une écriture longiligne, instable, pattes d’araignée) : « BONJOUR – AU REVOIR – MERCI » …
– Oui … Ces mots tout simples, du quotidien, sont à l’attention des infirmières, du personnel. Ici tout le monde est si gentil, si prévenant avec moi, vous savez ! Je redoute de leur manquer de respect, de politesse… J’oublie tellement, vous savez, tellement… même les formules les plus usuelles. Je ne veux surtout pas oublier de les remercier. Surtout pas… Et, vous savez, allez regarder aussi dans la poche de ma veste… Je ne sais plus… Mais normalement doit s’y trouver une feuille pliée en quatre sur laquelle figurent un nom et une adresse. Je ne me souviens plus de quoi il s’agit. Vous allez me les rappeler…
Je ne sais pas quand je sortirai d’ici. Je ne sais pas non plus ce que je ferai, ni même où j’irai. Je sais seulement que, quand je partirai, je me rendrai d’abord à cette adresse-ci… pour remercier. Oui, pour remercier… De quoi ? Je ne sais plus, à vrai dire. Je ne me souviens plus. Mais c’est la seule adresse que j’ai dans mes papiers parce que je sais qu’un jour, indépendamment des circonstances évanouies de mon histoire, des gens étaient là qui m’ont tendu la main, qui se sont occupés de moi. Qui ? Je ne sais pas… Je n’ai plus, hélas, le souvenir des visages… et qu’importe…. Mais je tiens à aller les remercier. C’est important, vous savez Madame, de remercier… C’est ma dernière volonté… Oui.. Ce bout de papier, c’est tout ce qu’il me reste de ma vie d’hier, hors ces murs… Je n’ai rien d’autre… Vous comprenez ? ».
Je me lève au terme de cette longue tirade, me saisis d’une veste soigneusement posée sur le rebord du lit et extirpe de la poche intérieure une simple feuille A4 blanche, soigneusement rabattue en quatre. Je prends le temps de défaire chaque coin. Coquetterie de suspense oblige …
Avant le lever de rideau
sur une écriture minutieuse, élégante, royale, d’un autre temps
comme par un coup de crayon magique
deus ex machina
dans un endroit si peu propice à l’enchantement
dans cette cage qui n’a de doré que les doigts d’or écaillé, légèrement passé, d’un astre poussif d’octobre vieillissant
Mes yeux s’écarquillent à l’or, mon sourire s’élargit, mes yeux s’illuminent. Ca pétille et ça scintille dans mon champ visuel
J’ai le coeur enchanté comme après la lecture d’un conte de fées, vous savez, quand l’horrible monstre, dans son réduit de saleté, se transforme en quelque chose de beau, d’humain, éclairant ainsi son monde d’un soleil nouveau
comme par miracle
C’est que la coïncidence est fort belle
Je tourne et retourne alors
dans ma main
la pièce d’or
Côté pile
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Les petits frères des Pauvres
64, avenue Parmentier
75011
Paris
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Côté face
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MERCI
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🙂
Midi. « C’est finiii !!! »
Ca redevient papier
rêche
voix du gardien
THE END