Au coup sec et guttural de la porte lourdement et indifféremment décrochetée, succèdent les entre-chats cadencés, gais et légers, d’aiguilles à tricoter. Une maille à l’endroit, une maille à l’envers, je me souviens… une maille à l’endroit une maille à l’envers, litanie rituelle murmurée par ma grand-mère pour accompagner mes gestes engourdis de petite néophyte, une maille à l’endroit une maille à l’envers la difficulté que j’avais, alors, à faire glisser l’aiguille sous le fil enserrant la tige d’acier Une maille à l’endroit une maille à l’envers… Elle arrête son ouvrage, lève son sourire pour m’accueillir en même temps qu’elle se redresse sur son siège. Face à moi : la douceur incarnée.
Vite, elle s’empresse, dépose son tricot sur la tablette, me sert chaleureusement la main tout en me priant de m’installer sur une chaise face à elle.
Sa cellule, l’oubliée tout au fond du couloir, rayonne. La fenêtre, rayée comme le carreau de laine entamé sur ses genoux, donne sur un no man’s land verdoyant et fleuri de roses rouges dont seuls profitent les rats – un véritable pays de Cocagne où, gros et dodus, ils furètent, prolifèrent, engraissent grâce aux gracieusetés alimentaires jetées par des détenus ravis de s’en faire d’admirables compagnons de misère.
En cette fin de matinée, nous admirons la couleur du ciel printanier, austral. Assortie à ses eux myosotis. Assortie aux murs de sa chambre nouvellement repeints. Assortie à ses câlines petites pelotes de laine : un beau bleu tendre.
Conquise par sa douceur, je me désarme de mes formules d’usage. Quelques maigres années de différence abolissent notre distance. Elles rangent ses ballons à chats roses et mer. J’aperçois dans un angle, débordant d’un sac, des petits chaussons pour sept nains. Bleus blancs roses. Tous au point mousse. Je me laisse fondre, attendrie : nous nous retrouvons dans notre coeur de mère. Bleu, blanc, rose. Tendre.
Outre une Bible et une image de la Vierge, orne son lit bien fait une large étoffe brodée d’un calice d’or, d’une colombe blanche, d’un rameau d’olivier, d’un épi de blé d’or. Au centre, un Alléluia enluminé d’argent. « C’est mon chef d’oeuvre. Je l’offrirai à l’aumônier de la MAF (Maison d’Arrêt des Femmes) quand j’y retournerai, pour habiller l’autel de son église ». « Vous savez, poursuit-elle, pleine d’ardeur et d’amour, je connais le Psaume 22 par coeur, il m’aide à tenir. Le Seigneur est mon berger : je ne manque de rien. Sur des prés d’herbe fraîche, il me fait reposer… Sa voix s’adoucit davantage, chevrote, se désaltère comme à l’orée rafraîchissante d’un généreux torrent. Il me mène vers les eaux tranquilles et me fait revivre ; il me conduit par le juste chemin pour l’honneur de son nom. Si je traverse les ravins de la mort, je ne crains aucun mal… Ses yeux tour à tour s’assombrissent, s’illuminent … car tu es avec moi : ton bâton me guide et me rassure (…). »
Telle Pénélope astreinte à demeure, elle tricote un gilet comme elle dévide son histoire. Une grosse pelote de maux. Ses cheveux plats et noirs, coupés au bol, font ressortir la blancheur lustrée de son visage au regard chargé, mouvant, tragique, qui en aurait long à raconter. Si j’avais été Dreyer, je l’aurais choisie pour incarner Jeanne d’Arc, dans sa Passion. Dans son couloir de la mort. Un ange aux ailes de laine. Broyé.
« Vous savez, ici, à l’hôpital, c’est comme si j’étais en vacances ! C’est une vraie pause pour moi, loin des activités de la MAF où, pour mes camarades de détention, je sers d’écrivain public, de confidente, de psychologue. D’ailleurs, je suis en train de préparer ma première année de psy, par correspondance. Ce n’est pas facile, à distance, sans prof, mais je m’accroche. Là-bas, j’écoute beaucoup mes codétenues. Aussi, me retrouver un peu éloignée du bruit, de toutes leurs histoires, ça me fait du bien. Le silence. Me retrouver toute seule. Avec moi-même. Me fait beaucoup de bien. Et puis je brode, je tricote, je couds. J’apprends aussi aux autres.
Le temps s’écoule lentement ici, vous savez. Vingt ans. J’en ai pris pour vingt ans. J’en ai fait cinq. Seulement… Le temps est long. Oui. J’ai tout le temps… Broder me permet d’oublier le temps des heures durant. Oui. D’oublier….
Je brode et j’écris, vous savez. J’écris pour mes petits-enfants. Mes mémoires. J’écris pour Chloé, ma petite-fille. C’est pour elle que je tricote tous ces vêtements. Pour son anniversaire, pour Noël. Ce sont mes petites fleurs de paix, mes petites fleurs d’amour. Tenez, regardez cette photo. Ce sont mes filles, mes quatre belles filles. Chloé est la fille de mon aînée. Mon aînée, c’est la seule qui me reste, qui reste en lien avec moi. Ma deuxième ne me parle plus. Mais je comprends, vous savez. Je ne peux pas lui en vouloir. Quant aux deux autres …
Ecrire me fait beaucoup de bien. Non que j’ai de grandes choses à raconter. J’ai eu une petite vie. Une toute petite vie. Une vie minuscule vous savez. J’étais coiffeuse avant. J’aimais beaucoup m’occuper des gens, leur masser le cuir chevelu, les embellir. Puis, comme je suis devenue allergique à l’ammoniac, j’ai dû me contenter de petits boulots, comme caissière chez ED, entre autres. Ca n’a pas toujours été facile, vous savez, avec quatre enfants, de deux pères différents. Le dernier, un homme alcoolique. Qui me battait. Non, ça n’a pas toujours été facile. Vous ai-je dit que je n’ai pas de parents ? Que je n’ai jamais eu de mère ? Abandonnée, je n’ai connu que la DASS et des familles de passage.
Je reviens de très loin, vous savez. De l’enfer. Oui. De l’enfer … Je buvais beaucoup, beaucoup trop. De l’alcool. Beaucoup d’alcool pour oublier les coups ; et de la drogue pour oublier la vie. Vous êtes surprise n’est-ce pas ? Oui, je sais, ça ne se voit pas, mon visage n’en porte pas les stigmates. C’est que la prison m’a sauvée. Oui, madame, c’est la prison qui m’a sauvée. De mon homme. De la vie. De moi-même.
Mon Seigneur est mon berger, la prison mon garde-fou. Deux béquilles, l’une d’acier, l’autre de lumière : toutes deux me permettent de remarcher, d’avancer. Non pas d’oublier… Mais de vivre avec. Vous voyez mes deux petites, mes deux belles petites dans leur robe fleurie… Jamais vous ne pourrez comprendre, vous. Jamais vous ne pourrez imaginer. Jamais … pardonner… Si belles mes petites avec leurs yeux si gais et leurs boucles d’ange … Je les adorais tant, mes deux petites… Qu’est-ce que vingt ans quand la vie vous a tout pris ? Quand la folie vous a tuée, bien avant … Maintenant, il s’agit de survivre. Pour les autres. Pour tous les autres. Je tricote, je brode, je tisse des douceurs, des merveilles, des câlins pour mes souvenirs, pour ma petite fille, mais aussi pour les bébés à venir. Vous ne pourrez jamais comprendre la douleur d’une mère, quand … quand la souffrance, la drogue, l’alcool vous occultent la vie, vous suppriment la vie … Mes deux petites … la prunelle de mes yeux …
décédées
étouffées
tu-ées