« Au nom de la dignité »

d’après le Petit traité de dignité, d’Eric Fiat, Larousse, 2010 (224 p.)

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Qu’on le veuille ou non,

l’amour d’une part et la mort de l’autre

demeurent à tout jamais des limites

au pouvoir des hommes”,

Eric Fiat, Questions d’amour


Aujourd’hui, nombre de polémiques, de réactions se posent, s’opposent “au nom de la dignité” de l’homme. Belle idée, digne objet de nos ressentiments. Ne serait-ce que, dernièrement, dans le cadre des débats sur l’euthanasie : “Le droit à mourir dans la dignité”, affirme-t-on à tout bout de champ. Ah bon… parce qu’il y a des morts indignes peut-être ? Des façons de mourir qui font perdre notre dignité ? Parce que la dignité, aussi versatile que l’homme, jouerait à qui perd gagne ? Parce que la dignité ne va pas de soi ? N’est pas intrinsèque, un préalable à notre condition d’homme ? Parce que, attention beep beep, il existerait une sorte de dignotomètre qui oscillerait entre le rouge de l’in-dignité et le bleu de la dignité ? Encore faut-il s’entendre sur cette notion qui semble pourtant faire consensus.

Après avoir dressé le portrait d’hommes et de femmes jugés dignes ou indignes par la société, le philosophe Eric Fiat explique et montre, dans son essai, que la dignité est un concept qui a évolué au fil des siècles. Une évolution intéressante à étudier car elle révèle les changements de nos mentalités, de notre regard porté sur l’autre comme sur soi-même, de notre définition de l’Homme. Eh oui : les concepts évoluent avec leur temps !

Ainsi, chez les Grecs, est digne l’homme libre apte à recevoir les honneurs (les dignités) de la Cité ; est digne le citoyen qui appartient à la Cité (dont sont exclus, rappelons-le, les femmes, les esclaves et les étrangers).

Ensuite, pour les religions monothéistes, est digne tout être humain du fait qu’il a été créé à l’image de Dieu. Cette reconnaissance le différencie des autres êtres vivants, des animaux. Elle le met à part dans la Création. Cette dignité est un préalable, lui est donné comme une grâce, un cadeau, quel qu’il soit, quoi qu’il fera.

Enfin, selon une conception classique plus commune (genre classe sociale), est digne toute personne qui sait rester impassible, se tenir, contenir ses émotions, s’il vous plait ; une personne qui est à sa place, qui maîtrise et son corps et ses affects. Une personne qui soigne son image, qui joue son rôle conformément aux attentes de la société ; une personne poli(ssée), qui entre dans la norme, qui ne fait pas de vague.

“Au nom de la dignité…”. On peut se demander si notre conception de la dignité, aujourd’hui, n’est pas le fruit d’un regard trop “bourgeois”, conformiste, qui acte “copie conforme” à l’idéologie du temps, d’une époque qui rêve d’une société toujours plus moderne, toujours plus performante, dynamique, saine, belle et jeune ; une société dont chaque membre est actif, indépendant et maître de soi, de l’autre, du monde, de la vie.

Or, prenons garde à ce type de regard porté sur soi, sur l’autre, sur le monde, sur la vie justement. Un regard qui deviendrait exclusif, égocentrique, narcissique. Un regard technicisant, conditionné et conditionnant qui finirait par chosifier l’autre, et la vie. Un regard normé et normalisant qui n’accepterait en lui que ce qui est tout beau tout bon tout rose. Un regard impatient, intransigeant, discriminant, hiérarchisant en fonction des compétences, des savoir-faire, de la maîtrise et de l’autonomie de chacun. Bref : un regard en passe de devenir intolérant en jugeant les infirmités, les difficultés, les douleurs, les souffrances, les dégradations mentales et physiques de l’autre hors norme, donc indignes. Autant de limites devenues intolérables et insupportables pour notre volonté de toute puissance-puissance, de tout-bonheur. Des limites indignes d’être acceptées, indignes d’être vécues, indignes d’être (sup)portées … A supprimer, donc. D’un regard à une attitude, il n’y a qu’un pas. De plus en plus facile à franchir.

Contrairement à ce que l’on croit, une personne n’est pas digne, ou indigne, en soi. Cela n’a pas de sens. La dignité ne s’acquiert pas. Elle se perd encore moins. Tout au plus, par nos actes, pouvons-nous nous révéler indignes de notre dignité. On le sait, nombre sont les attitudes qui dégradent et avilissent l’homme. Quoi que nous fassions, quoi que nous soyons, la dignité, universelle, reste “la chose du monde la mieux partagée”, du fait qu’elle est intrinsèque à notre condition d’Homme. Elle ne se mesure pas, ne se partage pas, ne se retire pas. Je suis homme, donc je suis digne. Et peu importe mon physique, mes tares, mes actes. Celle-ci est inaliénable, du fait même que notre humanité participe de notre dignité. A moins que ce ne soit notre dignité qui participe de notre humanité. L’un produit l’autre. Mais, dans tous les cas, pas l’un sans l’autre !

Si tout être est digne parce que né homme, il n’en demeure pas moins que sa dignité est validée ou non, actée ou non par ses actes, certes, mais aussi par et surtout… le regard de l’autre. Par un autre que soi. Parce que nul ne peut vivre, être, exister isolé.

La dignité est fondamentalement relationnelle. Pour s’accomplir, s’actualiser, elle doit être révélée par l’autre dont elle dépend. Elle a besoin de la grâce de l’autre, de sa bénédiction… Et cela est encore plus vrai dans une relation de soin où le maintien du lien est vital. Mince ! A l’heure où l’on se rêve libre, auto-suffisant, sans devoir ni morale, autonome, sans besoin de qui que ce soit, ma dignité dépendrait du regard du voisin posé sur moi ? Ma dignité dépendrait de ton regard à toi ? De la bienveillance de ton regard, ou non, sur moi ? Waouh … Voilà qui nous met face à une responsabilité terrifiante !                                               

Dès lors, on peut se demander si le manque de dignité est moins dans le vieillard, le mourant,Heureux celui qui sait réveiller son âme d'enfant l’infirme, le clochard, le taulard, que dans notre regard appauvri, sinon apeuré, souffrant, devenu impuissant à découvrir, à révéler, à actualiser, à acter, par un mot, un regard, un geste, comme le fit si bien la Belle, tout prince qui sommeille dans la Bête.

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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