Pieds, mains, visages

Imaginez… Une poignée de pèlerins sur l’Aventin, près du monastère de Sainte-Sabine. Rome rosit, ondoie devant nous dans la lumière du couchant. Sternes, goélands, mouettes se disputent le ciel ; dômes baroques, campaniles médiévaux et piliers antiques le temps. Le jardin fleurit bon le jasmin et l’oranger, bruit de jeunes qui se bécotent, de touristes qui photographient les pierres figées, d’une urbs cosmopolite, traversée, en cette fin de journée, par un souffle bien léger. Et nous, les brebis du Père Biaggi.

Nous faisons cercle autour d’Adrien, un jeune prêtre dominicain. Nous suivons ses explications sur les retranscriptions et diffusions numériques de manuscrits arabes. L’ère doit être moins à la confrontation théologique qu’à la connaissance réciproque. 80 % des manuscrits arabes ne sont ni connus ni en libre accès sur le net. Grâce à lui, nous voyageons de la BNF aux bibliothèques vaticane, cairote et américaine. Les mains qui retranscrivent ces textes ne connaissent rien à l’arabe. C’est par la confrontation des erreurs que nous approchons leur vérité. Je l’imagine, des heures durant, devant son ordinateur : nous sommes loin du bon vieux scriptorium gothique, avec ses chandelles suintantes, ses peaux de chèvre tannées, ses lettrines enluminées. Le brouhaha autour de nous ne nous tente ni ne nous déconcentre. Surplombant la ville, nous sommes tout à la fois dans le monde, et en dehors du monde. C’est merveille.

J’écoute, contemple, absorbe tout cela. Paisible. Rome, enrobée de nacre, miroite devant moi. A ma gauche domine, poncive et massive, la tête du Vatican. Au centre, Sainte-Agnès-de-l’Agonie et Saint-Ignace. Il y a bien d’autres églises, mais je ne parviens pas à les identifier. Je ne retrouve ni Saint-Clément, construite sur des ruines romaines (car, à Rome, on ne détruit pas : on construit sur ce qui est ; rien ne se perd), ni Sainte-Marie-Majeure, plafonnée d’or péruvien, élevée à la ferveur d’une neige estivale, ni Saint-Jean-de-Latran avec son baptistère extérieur pour marquer les nouveaux catéchumènes : sans doute se situent-elles derrière le Colisée, derrière moi. Je reconnais en revanche, tout au fond, à ma droite, tels deux pieds bien à plat, les tours jumelles de la Trinité-des-Monts, où nous dormons, sous le couvert des prières des Minimes et du rire aussi enjoué qu’accueillant de soeur Samuel qui, pour la petite histoire, confondit les laudes psalmodiées par le Père, sur la terrasse, à la grâce d’un généreux soleil matinal, avec le muezzin.

Soeur Samuel… A sa suite, nous cheminons dans l’atelier de Rupnik, ce jésuite slovène qui voit dans l’art de la mosaïque moins un savoir-faire qu’un savoir-être, un savoir-vivre ensemble, ainsi que l’expression de la foi, d’une foi millénaire, comme d’une création milliardaire. Chacun d’entre nous s’occupe de la réalisation d’une partie du corps. Hier, j’ai réalisé une main. Demain ? Je ne sais pas encore. Tout dépendra de la décision de notre maître. Ici, une dizaine d’artisans de nationalités différentes s’activent sur de la pierraille multicolore importée de trois continents. Casser des blocs, ouvrir la pierre, agencer les tesselles entre elles, telles qu’elles sont, sans les polir. Exposer leur face brute, rugueuse, naturelle. Tirer partie de leurs différences, de leurs « imperfections », de leur singularité. User des zones d’ombre pour valoriser la lumière. Et des interstices pour animer l’ensemble, transfigurer des visages auréolés d’or : créer ainsi une oeuvre symphonique, sinon polyphonique. En tout cas harmonieuse. Belle.

Des visages… Si un pèlerinage est l’occasion toute particulière de marquer une pause dans notre quotidien afin de prendre du recul, sinon de la hauteur, afin de décentrer notre regard pour mieux nous recentrer, pèleriner permet aussi, à qui le veut bien, de casser des barrières, de s’ouvrir aux autres, de nous côtoyer. Temps précieux pour confier nos vies, sinon « confesser » nos zones d’ombre. Pour confronter nos divergences. Et tenter de nous harmoniser, cinq jours durant, à coups de rire, parfois d’éclats. Mais réunis, toujours, par la prière. Pèleriner, cheminer de concert : se dévoiler, sinon se révéler, à soi, aux autres.

Des visages… Ce pèlerinage m’aura permis d’en nommer plus d’un. Monique, Benoît, Pierre, Michèle, Françoise, Solange, Olivier, Anna… Si singuliers. Faire connaissance. Nous rencontrer. Dans nos différences. Dans nos dons. Mais aussi dans nos fragilités. Il y a tant à (dé)poser, à (ap)porter, à la croisée de nos vies parallèles. Comme les pierres d’une mosaïque, humaine. Des vies glorieuses, des vies plus humbles, des vies enjouées, mais aussi des vies cabossées. Particulières. Longue est la déclinaison. Des vies offertes par bribes, au fil de la marche, entre deux offices, entre deux silences, deux limoncello, deux gelato. Oui, entre… afin que l’ensemble respire, afin qu’un esprit certain de fraternité nous inspire, non sans un humour certain.

Des vies hautes en couleur et en forme, me dis-je en m’amusant du défilé ô combien pittoresque des Confraternités invitées par le Pape François. A leur suite, nous stagnons sur la place Saint-Pierre, transformée, le temps d’une messe, en un vaste patchwork de peaux, de ponchos et de parapluies déployés. La pluie tombe dru sur le Vatican. Et l’un d’ensoleiller d’une drôlerie paroissiale un climat plutôt morose : En ce 1er mai, connaissez-vous le patron de la fête du travail ? … Saint-……. Dicat ! :-p. Avant que le Pape, lui-même, ne retrouve son sourire lorsque, s’avançant vers le pupitre pour l’homélie, la pluie s’arrête, comme par miracle. Sur cette place, je vois une grande diversité de parapluies, de couleurs et de signes : une grande richesse et variété d’expressions où tout est reconduit à l’unité. Un seul corps.

Puis nos mains se tendent : plus de deux cent mille paumes s’offrent au ciel. Et de réciter le Pater Noster, qui en italien, qui en français, qui en latin, que sais-je encore : les langues se mêlent et finissent par se confondre en une même récitation. Je ferme les yeux, écoute ce qui s’écoule dans l’instant. Alors, pour paraphraser Saint-Paul, alors… il n’y eut ni Olivier, ni Françoise, ni Michèle, ni Pierre, ni Marie-Dominique… Alors il n’y eut ni Italiens, ni Français, ni Européens… Alors n’y eut ni homme ni femme. Un seul c(h)oeur. Doux. Battant. Polyphonique, sinon symphonique. Et cela était bon. Et cela était beau.

(Feuille paroissiale – Saint-François de Sales, Paris XVII – au sujet d’un pèlerinage à Rome, mai 2013)

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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