La confiance est-elle nécessaire pour accompagner ?

Poser comme sujet de réflexion le thème de la confiance m’a paru, de prime abord, assez incongru. Pour cause, je n’ai jamais pensé mes accompagnements en terme de confiance, puisque ce mot, pour moi, ne s’applique, ne s’éprouve que dans la sphère privée où l’on se lie avec des personnes d’élection – amis ou famille – à qui l’on accorde toute sa confiance.

Or, qu’en est-il de nos accompagnements ? Est-ce bien de confiance dont il s’agit quand j’entre dans la chambre de la personne accompagnée ? Est-ce que celle-ci me fait confiance ? Sommes-nous en confiance ? Est-ce que nous avons besoin d’avoir confiance l’un en l’autre pour que la rencontre ait lieu ? Entre démence sénile, alzheimer et la foi plus ou moins mauvaise, sinon bonne, des détenus : quel crédit accorder aux propos tenus ?

A vrai dire, peu m’importe la véracité ou non des histoires racontées, peu importe que les personnes que j’accompagne soient sincères ou qu’elles me roulent dans la farine. Tout au plus ces récits sont-ils un indice diagnostique de la fiabilité ou non de la mémoire, quand ce n’est pas un signe de comédie, sinon de folie dont je discute ensuite avec le personnel soignant. De plus, le bénévole n’est-il pas formé non à enquêter, mais à inspecter, à partir de son ressenti, des états plus que des histoires ? à être davantage sensible à la véracité des maux véhiculés par les mots ?

Quant aux malades, pour en avoir remercié un de la confiance accordée, celui-ci m’a répondu : « Mes confidences ne relèvent pas de la confiance. Pour tout vous dire, je ne vous fais pas confiance. Je ne vous connais pas, ne vous reverrai pas. Vous ne me connaissez pas, encore moins ma famille. Raison pour laquelle je peux me libérer, tout vous dire. Et ça me fait du bien. Un point c’est tout ». Oui, il y a quelque chose de dingue, parce que paradoxal, qui m’éblouit à chaque fois : des rencontres de quelques minutes durant lesquelles s’opère une mise à nue, un don de soi, parfois sans pudeur, devant le bénévole, cet inconnu d’une heure, cet être désincarné, cette oreille qui reçoit, à un titre différent, une forme de secret professionnel. Parce que la confiance n’est pas l’enjeu de la rencontre. Parce qu’il s’agit ni de la perdre, ni de la gagner, alors ils peuvent tout nous dire.

Cependant, la rencontre ne peut se faire sans un climat de confiance minimale. Je me souviens d’avoir été mise à la porte d’une chambre peu hospitalière par un monsieur défiant, paranoïaque : « Mais je ne vous connais pas ! Alors comme ça on laisse entrer n’importe qui dans l’hôpital ! Et puis, je ne crois pas en la gentillesse des gens. Ca n’existe pas. Les gens agissent toujours par intérêt. Je suis sûr que vous en voulez à mon argent. A mon héritage ! ». Ah! ma cassette ! angoisserait un Harpagon de quelque domicile. Je comprends sa colère et son anxiété. Il y a quelque chose de fort, d’émouvant et de terrifiant, dans le fait que ces personne fragiles, vulnérables, avec leurs quelques effets personnels, sont, d’une certaine façon, à notre merci. Aussi fraternelle et bienveillante soit-elle, notre visite est d’abord une intrusion dans la sphère privée de l’autre. Aussi, sous couvert de l’Association, le bénévole accueilli bénéficie-t-il d’une aura de confiance, sans laquelle il ne pourrait pas accompagner.

Si la confiance se questionne sur le terrain, elle n’en est pas moins problématique, me semble-t-il, à la Frat. D’ailleurs, mon histoire avec elle n’a-t-elle pas commencé par une question de confiance, quasi mathématique ? « Sur une échelle de 1 à 10, à quel niveau places-tu ta sincérité ? ». Tout comme j’ai vécu l’acceptation de mon premier terrain d’action comme une plongée, sans réfléchir, dans les eaux d’une confiance qui m’a paru d’abord ô combien troubles et inquiétantes ! Moi qui me sentais davantage en sécurité, en confiance au domicile : « Alors on te voit bien en milieu hospitalier, en USLD… ». Gloups… j’ai acquiescé, consciente que mon choix initial était guidé par la peur, tandis que le choix raisonné de l’équipe était motivé par la confiance. Et je n’ai pas coulé ! Et je n’ai pas trop mal nagé. Au fil des mois : un poisson dans l’eau ! Loin de me dégonfler, j’ai honoré la confiance accordée, confiance qui m’a sacrément donné confiance en moi, me permettant de m’épanouir sur mon terrain, de me révéler et d’en apprendre davantage sur moi.

Les années ont passé, la bénévole d’accompagnement continue de grandir et d’apprendre, en approfondissant et en nourrissant sa confiance auprès de chacun des membres de la Frat – salariés, référents, bénévoles. Evolution qui ne va pas sans heurts ; confiance qui se construit, s’éprouve autant qu’elle se fortifie, tant je reste tiraillée entre petits secrets et grandes vérités, prises de position pas toujours avouables et engagement collectif, convictions personnelles et la ligne de conduite petits frères, au risque d’outrepasser mon rôle de bénévole, de déraper, de faire grincer des dents ! Mea culpa ! Un bien difficile équilibre …

Ne serait-ce que pour les transmissions et les groupes de parole… Peut-être qu’on ne s’y sent pas toujours à l’aise : ne pas pouvoir tout dire, ne pas avoir la parole libre, la peur du jugement, d’être « fliqué ». Cependant, j’avoue avoir le regret d’un temps où les salariés étaient présents au GP. Certes, parfois craignait-on une parole moins transparente, moins libre, surtout quand notre référent de terrain participait au même groupe que nous – toujours cette peur du corbeau, du manque d’indulgence de la hiérarchie, de la réprimande. Or, je n’ai jamais été déçue. Je me suis même rendue compte que la crainte de la « sanction » n’était que ce lourd fardeau traîné de l’extérieur, du monde hors petits frères. Mauvaise représentation de ce qui aurait dû rester un beau pari à tenir : celui d’un questionnement, d’une écoute plurielle, de concert, en toute confiance.

Quant à mes écarts avoués, j’ai été impressionnée par la confiance décuplée reçue en retour. Parce qu’il y a eu dialogue, réflexion partagée, j’ai cheminé avec mes référents. Plus : nous nous sommes enrichis mutuellement du questionnement de nos blocages, de nos limites.

Parce que, pour bien accompagner, j’ai autant besoin d’avoir confiance en moi, que d’avoir la confiance de l’équipe en moi. Et moi en eux, en leur jugement. Cercle vertueux.

Je pensais conclure sur ce « nous » confiant. Et puis, une discusion avec une amie non bénévole m’a permis de recentrer ma réflexion sur ce qui reste moteur, ce qui dynamise, ce qui origine mon engagement. Lors de notre dernière rencontre, en juillet dernier, elle se réjouissait à l’idée d’être à mi-temps cette année. Elle voulait en profiter, entre autres, pour faire du bénévolat dans son village. N’ayant abordé depuis ce beau projet, je l’interroge sur les suites de sa prise de contact avec la responsable de l’association choisie : « Oh… Apporter des paquets de nourriture à ceux qui, soit-disant, en ont besoin … Pfffff, ça veut dire aussi faire les courses, pour eux… Et puis, au sein de l’asso, un vrai panier de crabes entre les anciens et les jeunes. Il n’y a pas de climat de confiance. Et puis, comme dit mon mari, si je me mets à mi-temps, ce n’est pas pour m’occuper des autres… ». Course à pied, yoga, manucure et bouquins à gogo. Mise en perspective de nos deux emplois du temps… Le silence me gagne … A mi-temps, ce n’est quand même pas pour

Alors je comprends, qu’au final, au fondement de notre engagement, il y a bien une histoire de confiance. Mais une confiance intransitive, sans complément. Je comprends alors que ce qui me bouge et me met en mouvement est bien quelque chose qui relève de la confiance, sinon de la foi. Moins une confiance en moi, en la personne accompagnée, en l’équipe, en un idéal, qu’une confiance absolue en quelque chose qui me dépasse, qui va ad venir, une confiance dans la rencontre, quelle qu’elle soit, et avec qui que ce soit. Plus qu’un pari, la certitude que, de ma rencontre avec l’autre, jaillira ce je-ne-sais-quoi d’indescriptible et d’inestimable, qui m’enrichira bien autrement. Un engagement potentiellement durable parce que fertilisé par le terreau d’une confiance saine, sans cri et sans croc, enracinée et partagée, du mieux que nous le pouvons, entre bénévoles, personnes accompagnées et la Fraternité.

(Article pour L’Inattendu, « La confiance au coeur de notre engagement » – Journal de la Fraternité accompagnement, petits frères des Pauvres, n°71, février 2013).

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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