Fragile

La plus belle des détenues jusque-là visitées. Voilà comment vous m’êtes apparue lors de notre première entrevue. Vous dégrisiez votre cellule par votre grâce, votre féminité, votre sensualité.

Votre tenue d’abord. Une simple salopette bouclée sur l’épaule droite, la bretelle défaite sur l’épaule gauche ; un blue-jean marial, duquel fleurissaient les myosotis et les camélias du corsage. Florale, Marie. Un jardin fleuri.

Puis votre doux visage. Votre chevelure frisée, tombant, volumineuse, sur vos épaules. Comme un lointain souvenir de votre mère, Fantine rwandaise qui vous a déposée dans les bras du destin à trois ans. Noirs argentés, vos cheveux vous donnaient un âge incertain. Sans âge. Comme toutes les apparitions : une présence hors du temps.

Votre visage mordoré, couleur de sable, ainsi que vos yeux d’Orient, ne rappelaient en rien les origines belges de votre père. Décédé durant votre dixième année.

Entre la rose et la cerise, vos lèvres pourpres. Fanées. Flétries. Desséchées. Desquelles s’exhalaient, imperceptible, une détresse inaudible. Desquelles expiraient des SOS inarticulés, silencieux, masqués par votre sourire de Joconde, aussi léger qu’énigmatique.

Et votre regard. Humide. Tellement triste. Tellement mélancolique. Mme Wermeire. Un regard écrin. Incrusté de lumière. Un regard écran. Sur votre vie foudroyée. Tuée dans l’oeuf. Tuée dans l’âme.

A votre naissance, les petites fées s’étaient pourtant bel et bien penchées sur votre berceau, vous prodiguant ainsi mille et une qualités : beauté, intelligence, sensibilité, humanité – extrêmes. Traductrice, vous aviez, entre autres, le don des langues. Vous étiez promise à un brillant avenir, tel celui que vous avez su tracer à votre aîné, aujourd’hui médecin.

En prison, vous avez travaillé dur pour obtenir vos remises de peine. Ne serait-ce qu’une journée, qu’une heure, qu’une minute, pour fuir la surveillance des matons, tant vous souffriez, suffoquiez, dépérissiez d’être ainsi isolée. Trois ans pour vols à l’étalage. Et la drogue. Vous aviez fait le plus gros. Il n’y avait plus long à tirer. Peut-être même qu’à la fin du mois …

Au-dessus de votre lit, la photo de votre fille. Aussi magnifique que sa mère. Et, au vu de ce que vous me racontiez, très intelligente et sensible. Si mature du haut de ses quatorze ans. Vous aviez tellement hâte de la retrouver. Bon sang Marie… !

La dernière fois que je vous ai rencontrée, vous étiez dans l’attente de votre jugement, fin février. Vous n’en pouviez plus d’être enfermée à longueur de journée et de nuit. Vous deveniez dingue, déprimée : vous mouriez de l’intérieur à petit feu. « Il n’y a pas pire enfer que la prison, disiez-vous. Pas pire enfer que d’perdre la liberté ».

Je me souviens encore de votre dernier regard, lorsque vous vous êtes levée pour me raccompagner. Vos yeux de chien battu. Vos yeux aux abois. Mon Dieu… Tant de douceur, de grâce, de sensualité, de vitalité étouffées, confinées, comprimées. Vous m’êtes apparue alors si infiniment précieuse. Si infiniment fragile.

Mince Marie !! La libération… tu l’as obtenue ! Tu l’as gagnée Marie ! Début mars, tu étais de retour chez toi ! Début mars, après tant de démarches, tu es sortie de taule, t’as recouvré cette liberté pour laquelle tu t’es battue, Marie ! Cette foutue liberté, avec son air de fête, avec ses airs de joie. Putain Marie, qu’as-tu fait de ta toute nouvelle liberté ??? Toi qui l’aimais tant, « Comme une perle rare », dit la chanson. Après deux ans de privation. Après deux ans de sevrage… Marie, dis, qu’as-tu fait d’ta liberté ?

Ce nouveau printemps t’est resté froid, au fond d’ton cœur blessé.

T’as retrouvé Belleville. Oui. Et ses cafés.

T’as retrouvé la Villette. Oui. Et ses dealers.

De la prison réalité à ta prison artificielle.

Opiacée.

Dis-moi, Marie, qu’as-tu fait d’TA VIE ? Ton héroïne

Son prix pour une piqûre, ultime

Never more

Marie

Overdose

Marie

Shit !

(Notes et Mémoire, au sortir de Fresnes, samedi 23 mars 2013)

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
Ce contenu a été publié dans des Mots prisonniers, avec comme mot(s)-clé(s) . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *