Un timbre de liberté

 Samedi 16 février – Hôpital carcéral de Fresnes – Je remets au gradé le Règlement intérieur daté et signé contre un badge qui me permet de récupérer une clef d’accès aux différentes parties de l’établissement.

En dix ans d’action, c’est une grande première, une semaine à marquer d’une croix rouge pour l’équipe bénévole. Désormais, nous faisons « plus » que partie des murs : entre les murs des secteurs autorisés, nous pouvons à présent nous mouvoir librement. “C’est bon, elle a les clefs ! C’est bon, laissez-la circuler ! C’est bon laissez-la passer : elle a les clefs !”. L’annonce du surveillant chef me devance comme un sésame… Fin de l’escorte.

Seule, dans l’ascenseur, j’ouvre ma main. Une main qui n’en revient pas de détenir l’objet tant réclamé, sans conviction, depuis des mois : deux longues et lourdes clefs, gris anthracite, tout en rondeur, au panneton édenté. L’une ouvre les grilles afin de circuler entre les trois services (médecine, moyen séjour, rééducation) ; l’autre, pour la moins inattendue, m’introduit dans les cellules.

Elles sont là, en MA possession, ces clefs !! Je jubile intérieurement : finies les longues minutes d’attente devant les portes jusqu’à ce qu’un surveillant vienne m’ouvrir ! Finie cette dépendance au flegme plus ou moins machiste des gardiens ! Ainsi, autonome et indépendante, je peux me débrouiller toute seule, libre, libre de circuler ! Laissez-moi passer SVP !

Ce premier contact, tactile, métallique, cette première pression à froid, me paraît aussi dingue qu’incroyable. Je me sens pousser des ailes ; je me vois voler de service en service, de chambre en chambre, de patient en patient, avec la force et la fluidité de l’aigle. A moi la liberté !!!

J’affiche un sourire victorieux, fais rouler les anneaux autour de mes doigts, tel Lucky Lucke avec son colt (tout juste si je ne souffle pas dessus !). Je les rengaine et passe sous le nez des surveillants, le mien en l’air – pour une fois ! -, fière d’en être !

Avant de redescendre brutalement sur terre : le jeu joue difficilement dans les serrures. De la clef aux verrous, chaque rapport, chaque positionnement, chaque façon d’enclencher est à connaître. Les portes d’une prison ne s’ouvrent pas si facilement ! “ Il faut le sentir… Glissez la clef de trois quart… Là, tournez le penne à droite, à un quart… Forcez !… Avec l’habitude, vous y arriverez”, me réconforte un surveillant en posant sa main sur la mienne afin de m’aider à déverrouiller la grille. Des clefs si difficiles à manoeuvrer ; des portes si difficiles à ouvrir !

Puis les visites tarissent définitivement ma joie : je saisis en effet qu’ouvrir n’est rien et qu’il est surtout plus malaisé de refermer, de verrouiller, de cadenasser une porte. Emmurer. Emprisonner la personne avec qui je viens de discuter une heure durant. Et ce, de mon fait.

Tandis que je quitte l’un, tandis que je quitte l’autre, tandis que je passe d’une cellule à la suivante, je sens que ces clefs, qu’elles soient dans ma main (quand je suis dans les couloirs), ou dans la poche de mon manteau (quand je suis avec un détenu), je sens que ces clefs, si elles me libèrent physiquement, m’entravent psychologiquement.

Jusqu’à présent, avec les prisonniers, nos derniers mots, nos au revoir, nos éclats de rire résonnaient comme une ouverture ouvrant sur une portée chimérique, décrochetée par quelque clé des champs imaginaire, onirique. Nos derniers mots se prolongeaient outre-cellule, se propageant comme un parfum léger dans le couloir, “à l’extérieur”, jusqu’à ce que le gardien, quelques secondes plus tard, viennent rabattre la lourde porte laissée entrouverte à mon départ.

Là, le clic-clac qui clôt nos entrevues, ce cliiiic claaaac métallique, massif, brut et sec, que j’actionne de mon propre chef, retentit dans le vide, insensible, indifférent, impassible. Sans appel. Comme une tombée du jour, soudaine. Comme un baisser de rideau, abrupt. Et Dieu sait qu’ici une parole, un rire jusqu’à sur le tard vaut son pesant d’air, sinon d’étoiles. Non plus un dernier mot, mais un bruit ultime. Un timbre lourd, cinglant. Déshumanisant.

Je ne suis plus qu’un triste coooorrrbeau crroac clic et claque !!! Je replie mes ailes d’encre et me fais toute petite, claudiquant de porte en porte, alourdie par des clefs qui freinent mes gestes, handicapent ma joie. Force ambivalente que l’octroi de ce trousseau carcéral… Je préfère redevenir toute petite comme celui qui m’accueille de l’autre côté de sa porte.

Passée l’huis de ma dernière cellule, je laisse la porte entrebâillée, comme à ma douce accoutumée. Et j’appelle. Ma voix de femme résonne dans l’espace pénitencier : “Surveillant ? Sur-veil-lant ???!!! S’il vous plait ?! Pouvez-vous refermer derrière moi ?? !”.

Je me débarrasse des clefs dans le sas d’entrée, des clefs de liberté toute relative. J’avale ma salive. Une liberté au goût âcre, amer. Au goût de fer.

Pour sûr, il est des portes plus faciles à ouvrir qu’à refermer.

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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