… et tout leur amour

Papa, je voulais te dire que je t’aime très fort. Je voulais te dire à quel point j’ai mal de n’avoir pu venir à l’hôpital, de n’avoir pu te dire : Au revoir papa ! Je voulais te dire, papa, à quel point tu me manques.

Comme un chandelier, sept jeunes filles de douze ans se serrent l’une contre l’autre pour s’encourager, sinon mieux rayonner. Leurs joues rosissent de froid. “Où allez-vous ainsi mesdemoiselles ?”, questionne le gardien surpris, quand elles se précipitent pour franchir la grille à peine entr’ouverte.

Madame, j’ai bien réfléchi. Je ne veux pas attendre le 22 mai pour dire tout mon amour à mon père. Je veux le faire après-demain, pour la Saint-Valentin.

Décalage saisissant d’une fraîcheur se déployant, tel un serpentin de lumière, dans ce lieu mortuaire. Il est huit heures. L’obscurité grisonne dans ses noirs et frais souliers du matin. La pluie faiblit. Elle nous offre un cadeau de répit, le temps d’une cérémonie.

Venez, suivez-moi. On ne peut pas se tromper : maman voulait que sa tombe soit la plus belle de tout le cimetière, et c’est la plus belle !

Stèle volumineuse de granit noir, majestueuse ; petit patio de galets blancs, luxuriant avec ses fleurs d’été, fanées, et ses bulbes divers, d’hiver, sans oublier le petit cyprès. Ad vitam aeternam.

Regardez, Madame, en face se trouve son meilleur ami, décédé une semaine après lui. Il y a deux ans. Comme ça, ils ne sont pas seuls !

L’émotion est palpable, mais le bonheur du souvenir, du partage, du témoignage l’emporte sur la tristesse, le cadre funèbre ; il fortifie un sourire plus que vif. Chaque mot prononcé entre nous, chaque fou rire, chaque anecdote vaut son pesant d’or. Les tombes qui nous environnent s’estompent. Il n’y a que nous. Et lui.

Bougie, rose blanche, brassée de tulipes rouges et jaunes déréalisent autant qu’elles magnifient ce tombeau entouré de si frêles créatures. Je contemple cet ensemble aussi incroyable que grâcieux. Surréaliste. Il bruine. Il pleure sur leur visage. L’heure est au recueillement.

On l’écoute. Nul besoin de papier : elle connait son discours par coeur. Une camarade poursuit ensuite en récitant une prière arabe.

Savez-vous pourquoi j’ai apporté des tulipes, Madame ? Parce que mon père adorait les tulipes. C’est pourquoi il m’a appelée Laleh. Laleh veut dire tulipe en iranien. Le soleil a chassé la pluie dans son coeur. Il fait jour à présent. Huit heures quinze sonnent au collège avoisinant. Oh non, déjà ? Mais nous venons tout juste d’arriver ! Vite, les cours vont commencer !

Encore une seconde. Elle suit mon regard. Celui-ci passe des tulipes au bouquet de roses blanches, somptueux, bien que défraîchi, qui trône, là, au centre des galets d’albatre, contre le granit noir.

C’est ma mère qui les a apportées. Et, vous savez, alors qu’elle nettoyait la dalle pour poser le vase, elle a trouvé deux escargots, deux escargots aux entennes entrelacées. C’est peut-être bête, stupide, mais ces deux escargots, ces deux êtres vivants, là, sur la dalle, l’ont beaucoup touchée : ils lui ont rappelé mon père, leur première rencontre, et tout leur amour.

(Jeudi 14 février 2013 – Courbevoie – Moment de mémoire entre professeur et élèves)


A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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