Nos pépés de la prison

Je dois avouer, pour commencer, que je ne voyais pas quelle contribution notre association, les petits frères des Pauvres, pouvait apporter à la manifestation de ce jour lorsque vous nous avez contactés en mai-juin dernier. A ce moment-là, en effet, il me semblait que nous n’avions pas vraiment été confrontés, directement, au décès de  patients accompagnés.

Pour cause, l’hôpital pénitencier de Fresnes, où nous oeuvrons, est avant tout un lieu de passage, de transit, « normalement », pour des détenus venus des quatre coins de France et d’Outre-Mer, venus pour être soignés, un temps, avant de repartir dans leur centre de détention initial.

Est-ce à dire que l’on ne meurt pas à l’hôpital carcéral de Fresnes ?

Le hasard a voulu que, quelques semaines après votre demande, je croise « mon » premier « mort de Fresnes ». 8H15 un samedi matin d’été, je gravis les quelques marches me permettant d’accéder au hall d’entrée, lorsque descend, porté sur une civière, un sac mortuaire noir. Quelques surveillants commentent l’événement à voix basse dans l’entrée. J’ose quelques questions et j’apprends, et j’apprends quelque chose qui pour moi était alors inimaginable, j’apprends qu’il y a des vieillards très malades, en fin de vie, qui meurent, non dans les soins palliatifs de quelque unité hospitalière, mais dans leur cellule, dans une complète solitude : « Ah, mais de toute façon il n’y avait plus rien à faire… Ah mais de toute façon il n’avait plus de famille … Ah de toute façon il n’avait plus toute sa tête … » … de toute façon…

Alors, je comprends que si le personnel soignant, avec toute sa bienveillance et dans le souci de bien faire, me recommande tel détenu plutôt qu’un autre, parce qu’il a, lui, des choses à dire, parce qu’il parle bien, parce qu’il a besoin de parler, je sais, depuis, qu’entre ces murs, il y a aussi ceux dont on ne parle plus, parce qu’ils ne parlent plus ; je sais qu’il y a des vieillards atteints de la maladie d’Alzheimer, de démence sénile, dont on veut, gentiment, m’épargner la visite. Je sais, maintenant, même s’ils se comptent sur les doigts d’une main, bien qu’ils se fassent de plus en plus nombreux, vieillissement de la population oblige, qu’il y a des patients en fin de vie pour qui la prison est déjà un tombeau. Parce que vous êtes vieux. Parce que vous êtes indigent. Parce que vous n’avez plus de famille, plus de soutien pour porter haut et fort votre dossier, pour vous faire entendre, pour vous écouter. Parce que vous n’entendez plus beaucoup. Parce que tout se détraque dans votre tête. Parce que vous ne parlez plus. Parce que vous ne pouvez plus vous mouvoir. Parce que vous êtes emmuré en vous-même. Parce que vous êtes gravement malade. Mètre carré de vie réduite à peau de chagrin. Parce que vous allez mourir, bientôt… « de toute façon ».

Aussi, depuis ce corps anonyme croisé dans le no man’s land de la prison, j’essaie d’être plus vigilante …

Parce qu’il est urgent que les suspensions de peine soient davantage accordées, parce que je sais que dans certains pays le grand âge est une limite à la durée de l’incarcération, parce que, dans les médias on ne parle, le plus souvent, que des suicides en prison, je voudrais vous parler des personnes âgées qui y meurent de leur « mort naturelle », comme l’on dit, comme l’on dit aussi de leur « belle mort », parce qu’il ne souffre pas, physiquement ; je voudrais vous parler de ceux qui se meurent tout doucement, à petit feu, comme ce vieillard de 80-90 ans, entraperçu par hasard, par l’entrebâillement de sa porte, à la faveur d’un coup de serpillère d’un agent d’entretien, vieillard que le personnel me déconseille d’aller voir parce qu’il n’a pas toute sa tête, et qu’il ne parle plus. Comme un reclus, ce monsieur vit seul, dans une cellule froide et anonyme, dépourvue de photos, d’objets personnels, de graffitis. Pas même une télé ou une radio pour animer sa chambre. Seuls le cliquetis des clefs, le passage du personnel et les bruits divers du couloir et des autres détenus viennent rompre son silence. S’il entend … Cloîtré des mois durant, il ne connaît plus les saisons, a perdu toute notion du temps. Seule note « singulière, personnelle » : l’odeur d’urine dans sa pièce, car il refuse, pour l’heure, de garder ses protections. A longueur de journée, de semaine, de mois, il est « là », avec sa blouse d’hôpital bleu pâle pour tout vêtement. Le regard absent. Juste une fourchette, pour remuer son yaourt, qu’il porte fébrilement à sa bouche. Je lui parle. Ses yeux s’éclairent. Il me sourit. Je lui demande s’il me reconnait. Il hoche la tête. Je ne l’ai vu, pourtant, qu’une seule fois… 

Je pense également à un autre Monsieur, décédé il y a deux mois. Lors de notre dernier face à face,  ce très vieil homme n’était plus que l’ombre de lui-même… Un homme… Un brin d’homme, tellement fatigué, tellement fragile, si vulnérable… Quelques minutes qui m’ont alors paru une éternité pour accompagner du regard chacun des quatre cachets porté à sa bouche, d’un geste surhumain, puis dégluti avec tant de mal. Et moi, de craindre quelque fausse route ou qu’il ne s’étouffe devant moi. Tout comme l’aide-soignant qui craignait, au moment de mon arrivée, qu’il ne décède entre ses bras pendant qu’il réajustait tout doucement son vêtement après les soins du matin.

Et enfin, ce n’est pas sans émotion que je voudrais vous parler de Régis, décédé il y a deux mois des suites de son opération. Il avait 56 ans. Jeune, certes, l’esprit alerte, oui, mais dans « un corps de vieillard ». Incarcéré depuis deux ans, il n’avait pas encore été jugé. Gravement malade, les poumons, le foie, le coeur… Sans soutien, sans famille, sans parloir, sans promenade. Sans … Je le revois encore, peinant, dans le couloir, avec son déambulateur pour revenir de la douche. Couché la journée durant dans son lit, avec la télévision pour seule compagnie, il n’était qu’attente. Tellement impatient. De sa fin. Nous nous sommes rencontrés en juillet dernier, au plus fort de sa maladie, de son anxiété. Il était très angoissé à l’idée de mourir à Fresnes, loin de sa Bretagne tant aimée. Angoissé de ne pas savoir ce que deviendrait son corps après… Angoissé à l’idée qu’on ne respecte pas ses dernières volontés, de n’avoir personne à qui se fier, sur qui compter. Se vider. Se libérer. Sa tutrice à Rennes ? « Hmm, je ne l’ai vue que dix minutes ! ». Peur que même sa dépouille ne soit pas libérable et finisse dans quelque « fosse commune », ne soit pas libérée au vent breton. Alors, pour qu’il soit en paix, parce que nous savions que la fin était proche, j’avais accepté d’être sa petite personne de confiance. Pour veiller au respect de ses dernières volontés. Pour veiller sur son corps. Pour lui offrir, sur le tard, un peu de sérénité. Et puis l’appel du médecin de l’UHSI, un mercredi d’automne, pour m’informer de sa fin. Et le refus de l’administration pour que je vienne veiller son corps, pour le voir une dernière fois, lui dire tout simplement au revoir.

Il y a quelques jours, l’un des médecins de l’hôpital carcéral m’apprenait que, sur une cinquantaine de détenus, se trouvait environ une dizaine de « pépés », comme il les appelle, âgés de plus de quatre-vingt ans. Des « pépés » cumulant peines et handicaps multiples – incontinence, paralysie, amnésie, aphasie, défaillances mentales, surdité… Des personnes âgées pour qui la peine, à ce niveau-là, n’a plus de sens, n’est plus la peine. Ce médecin, avec tout le respect qu’il a pour ses patients, les comparait à des « meubles ». « Ici, m’expliquait-il, nous sommes comme un garde-meuble. Ils ont été déposés là. En attente. Seulement, à la différence des meubles gardés, personne ne viendra les chercher ». Abandonnés, qu’ils sont, jusque dans leur mort.

(Témoignage pour la manifestation « Les Morts de la prison » – Jeudi 22 novembre 2012)

 

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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