Et petite, vous l’étiez…
Toute recroquevillée, toute repliée sur vous-même, dans votre fauteuil, installée, là-bas, tout au fond de la salle commune, vous saviez vous faire oublier.
Telle une petite bête traquée, sur la défensive, apeurée, vous émettiez parfois quelques plaintes lorsqu’on daignait vous écouter. Vous vouliez être oubliée de tous ces gens qui vous avaient fait du mal par leur « lâcheté » .
Impassible, immobile tel un meuble, vous redoutiez les déplacements tant vous aviez peur des coins, des angles, de vous cogner, de vous faire mal.
Tellement fragile, vous vous désigniez vous-même comme une « pauvre femme » et ne connaissiez, pour toute protection que le cocon défini par les deux accoudoirs de votre fauteuil roulant. Votre antre, votre refuge.
Tellement discrète, si peu expressive, les yeux le plus souvent clos et lourds, le visage fermé, on passait à côté de vous sans vous entendre, c’est sûr, et souvent sans voir la petite endormie que vous formiez. Vous étiez la grande Absente pour les autres. Et vous l’étiez : souvent perdue, imperméable aux va et vient du monde.
Vous qui n’étiez plus sollicitée pour les animations, qui n’aviez ni parent ni ami pour vous rendre visite, qui ne possédiez rien pour animer votre chambre : ni télévision, ni radio, ni même une veste pour sortir, vous aimiez alors traîner votre fauteuil comme votre temps dans la salle commune, juste pour écouter…
Obstinée, vous n’aviez jamais voulu soigner vos yeux. Comme pour oublier le monde, que vous trouviez si laid et si mauvais ? Comme pour oublier une sombre vie qui vous avait tant blessée ? Aussi supportiez-vous les conséquences d’une cataracte qui obscurcissait votre monde d’un voile noir. Qui vous isolait. Qui vous protégeait. Il fallait guider votre main pour saisir votre café, votre biscuit, juste là, devant vous, sur la table.
Tout petite, pour vous oublier…
Il en a fallu du temps pour vous apprivoiser, vous livrer, toucher une main qui se rétractait au premier contact. Vite ! Vous vous refermiez dans votre coquille !
La néophyte que j’étais alors apprit beaucoup, apprit à se faire vraiment, elle aussi, toute petite.
Apprit à se faire meuble, comme vous, pour ne pas vous effrayer d’une agitation de trop ; apprit à ce que sa main soit chose, petit réceptacle pour pouvoir accueillir la vôtre sans pression, sans possession.
Apprit la mesure, à réguler ses débordements d’énergie, son flot de parole. La douceur. Oui, la douceur… Celle dont vous aviez tant besoin derrière vos grands airs d’Indifférente.
Apprit à faire de sa voix un sésame lui permettant ou non d’entrer dans votre monde, par votre « oui », ténu, fluet de petite fille pleine d’espérance. Apprit que le silence avait un sens, était présence ; apprit à ne plus être avide de mots, de réponses.
Prévenante et attentionnée, vous reconnaissiez le prix affectif de chacune de mes visites. Un pas grand chose pour vous trop rare, donc si précieux.
Modeste, vous l’étiez. Si humble que vous ne pouviez croire que l’on puisse s’intéresser à vous. Vous refusiez d’y croire, d’en rêver sous peine de souffrir, encore, d’un nouvel abandon. Aussi craigniez-vous de me retarder, de m’ennuyer.
Vous m’exhortiez à être raisonnable, à ne pas venir vous voir trop souvent pour ne point me lasser de vous ; j’étais, disiez-vous en souriant, votre « monture » qui rosissait un peu votre ciel, « monture » qui devait se ménager en espaçant ses visites.
Alors c’est à la découverte de tout un monde que je partais, une fois franchi votre barrière d’indifférence, réalisé mes sauts d’obstacle. Je n’en finissais pas de chevaucher à travers votre passé et vous, petite dame de Dièppe ne cessiez de me surprendre, vous qui aviez traversé les épreuves de votre vie avec tant de courage et de noblesse. Vous étiez tout un paysage, pas si petit ni même étroit, mais bien plus vaste que ce que vous laissiez entrevoir.
Vous étiez fière de me parler de votre métier de sténo dactylo. Je me souviens encore de nos éclats de rire quand mes ongles martelaient la table comme sur une machine à écrire.
Avec vous, je me suis intéressée au Tour de France, dont les étapes en montagnes vous faisaient rêver, vous qui n’aviez connu que des « montagnes verdoyantes », jamais enneigées ; vous vous intéressiez à la Coupe du Monde de foot, dont vous appréciez, à ce moment-là, le travail d’équipe ; vous vous souveniez alors des courses à pied que vous organisiez avec fierté, de vos descentes dangereuses en vélo dans la campagne diéppoise ; ensemble nous avons aussi franchi la Manche, mais pas trop souvent, car cela coûtait trop cher !
Un jour, nous poussâmes notre hardiesse jusqu’à conquérir le jardin de l’hôpital, après avoir dégoté une VSPF (veste sans personne fixe). Le vent, qui n’avait pas balayé votre frange depuis deux ans au moins, vous avait remémoré des goûts de grand large.
Nous avons eu aussi notre petite vie parisienne : vous évoquiez opéras et autres mondanités : vous aimiez tout, « du moment que cela fut de qualité ».
Au plus fort de votre confiance, vous osiez avancer quelques envies « non non … sans importance ». Tout vous manquait, même si tous vos désirs vous paraissaient insignifiants, comme celui d’écouter des histoires de grands-mères s’occupant de leurs petits-enfants, ou encore du Tino Rossi à Noël.
Du haut de nos 132 ans réunis, il nous arrivait parfois de philosopher avec humour. La salle se transformait alors en boudoir. Il suffisait de fermer les yeux. Vous adoriez les petits mots d’esprit, parliez de nos « atomes crochus » qui nous permettaient de converser si agréablement, « ce qui n’est possible que quand deux personnes se plaisent« . Vous m’avez enseigné cette précieuse philosophie de l’instant, à ne se satisfaire que de ce que l’on a, à ne pas trop rêver pour que le retour à la réalité ne soit pas trop dur.
« La seule obligation des gens, disiez-vous, c’est de décider eux-mêmes de ce qu’ils doivent faire et penser. »
Mettant vos leçons en pratique, le temps aidant, vous n’en vouliez plus à la terre entière. Résignée, acceptant le silence de votre fils, vous ne ressassiez plus votre passé, vous grandissiez en sérénité, en paix. Et, dans la monotonie de votre quotidien, vous avez su découvrir un bonheur certain du moment présent. Votre solitude, que vous nommiez votre « silence intérieur » avait de moins en moins le goût de l’amertume.
Enfin, votre visage gagnait en luminosités dès que la vie, le monde extérieur frappait à votre porte. Vous étiez touchée par la présence d’une jeunesse à vos côtés, touchée au plus profond de vous que l’on se souvienne de vous, touchée lorsque vous entendiez votre prénom murmuré.
Coquette, vous étiez émue lorsque les mots devenaient miroir, miroir qui vous rassurait de ne pas avoir eu les cheveux trop écourtés : « Juste au-dessus du lobe des oreilles, que l’on ne me recollera jamais, de toute façon ».
Vous n’aviez plus le goût de la vie, vous qui avaliez avec indifférence ce que l’on vous présentait. Seule la chaleur d’une main posée sur la vôtre, le sourire d’une voix parvenaient encore à vous atteindre, à vous étreindre. Voix toujours inattendue, inespérée, qui vous surprenait, vous réjouissait.
Votre sourire balayait un instant la gravité de votre visage lorsqu’on vous affirmait que l’on venait vous voir, oui…vous… Germaine Mazire, née Petit. Besoin que l’on vous fasse exister.
Moi aussi, je n’étais pas grand chose. Je me ratatinais sur mon tabouret pour vous rejoindre. Je n’avais pas de prénom. Vous ne le reteniez jamais. En revanche, vous affirmiez reconnaître le timbre de ma voix.
Simple présence, si petite, si épisodique, juste une voix, une voix anonyme, mais c’était tout pour vous : celle que, dans votre nuit, vous appeliez « une amie chère »,
comme ce soir…
à cette exception près
que c’est une autre voix,
cet autre ami de la dernière heure,
qui fleurit, une nouvelle fois,
votre mémoire, Germaine Mazire,
mais, cette fois-ci, avec ce bien grand bouquet de mots
(Hommage – Fête de la Fraternité, juin 2011)