Du « déchet » humain en prison

Interview pour l’émission Curioscopie, in Radio Olympiades, sur la thématique du Déchet.  

Oyez oyez, gens de peu ! que parfois nous remisons en prison, réduits à l’état de déchets humains ! 

Delphine Dhombres, peut-on dire qu’en France la prison est une poubelle ?

Voilà une vision un peu trash et sordide …, je n’irai pas jusque-là car, en prison, quoi qu’on en montre, quoi qu’on en dise, il n’y règne pas une complète anarchie, la confusion la plus totale, le mélange de tout et du n’importe quoi.

Un semblant d’ordre y règne tout de même en fonction des capacités matérielles d’accueil (on essaie, idéalement, de ne pas mélanger prévenus et condamnés, jeunes et vieux, chauffeurs sans permis et terroristes, les fragiles avec les brutaux, sinon les « fous ») : la prison est un univers aux et sous multiples contraintes qui fonctionne avec ses propres codes, son règlement, son mode d’organisation. 

Compte tenu du peu de moyens humains, matériels, financiers, l’administration pénitentiaire essaie de faire au mieux. Vraiment.

Cependant, il est indéniable que la prison, dans laquelle on regroupe, à l’écart, en marge de la société, tous ceux qui ont fait le mal, que l’on écarte pour des raisons punitives et sécuritaires, reste la cour des miracles, la cour de toutes les misères, de toutes les indigences (sociales, scolaires, matérielles, physiques, psychologiques, sanitaires) – avec, pour les extrêmes, complètement paumés, des personnes en grande précarité, qui viennent de la rue, des immigrés qui ne savent pas parler français, des anciens gosses de l’assistance publique, abandonnés, violentés, des cabossés de la vie, des personnes qui relèvent de la psychiatrie, des personnes âgées, oubliées, parfois gravement malades, sinon en fin de vie, des personnes en grande vulnérabilité, qui s’auto-excluent pour ne pas être agressées (du fait de leur crime ou de leurs fragilités physiques et/ou psychiques quand elles sont handicapées moteurs, atteintes de Parkinson ou Alzheimer).

Et tous de vivoter tant bien que mal entre rats, pestilences, salpêtre, barreaux, manque de lumière, puces, pour ce qui est des prisons vétustes (comme la maison d’arrêt de Fresnes où j’interviens) : autant de cellules sales, comme des fonds de poubelles, qui donnent le sentiment que ces lieux de dépôt sont de véritables … dépotoirs, oui, par défaut de moyens, par surplus d’humains écroués. D’où rien de bon ne peut alors sortir.

Comment se considèrent les habitants des prisons ?

Les détenus, les personnes écrouées, se considèrent, le plus souvent, comme des sous-hommes, voire des « animaux », du « bétail » que l’on parque. Ils se sentent comme dépersonnalisés, réduits à un simple numéro d’écrou, à un nom de famille braillé. 

Les conditions d’incarcération, les regards portés sur eux … : ils se sentent déshumanisés, indignes, déshonorés. Au fil des mois, ils perdent toute dignité, toute fierté, tout sentiment d’identité. Plus les mois passent, plus les séquelles physiques et psychologiques (trous de mémoire, appauvrissement du vocabulaire, rupture des liens familiaux et amicaux, isolement, perte de repères spatio-temporels, du goût et du sens de la vie) : tout contribue à les abîmer, à les détériorer de l’extérieur comme à l’intérieur. L’absence de travail, d’activité, de lien social véritable contribue à en faire des moins que rien, des bons à rien. Des « déchets » d’une humanité déchue dont personne ne veut, que plus personne n’attend, n’espère.

Ils se sentent exclus, marginalisés, désocialisés, reniés, rejetés, oubliés de la société, de leurs pairs, de la communauté humaine. Des bons à rien. Sinon à jeter.

L’humiliation est-elle une nécessité ?

Fut un temps, on pensait l’humiliation nécessaire, pour « faire payer », pour changer, corriger le condamné en le cassant. Aujourd’hui, elle est de moins en moins de mise, les surveillants étant formés pour être plus « humains », c’est-à-dire, respectueux, apaisants et à l’écoute des détenus. 

Le problème est que, pour de multiples raisons (surpopulation, irrespect et violence des jeunes détenus, entre autres causes), la prison fonctionne en permanence sous tensions, sur le mode du cercle vicieux : humiliation et violence sont du fait des détenus ET des surveillants, sous haute pression, qui se font face dans un espace contraint, limité et hostile. 

Peut-on recycler les humains enfermés ?

Recycler, communément on dit aussi réinsérer. Pour ma part, j’aime le verbe restaurer, comme un beau vieux meuble ancien, qu’il s’agit de faire reluire … on peut, mais cela reste très difficile. Car la réinsertion ne se pense qu’à moitié, ne se fait qu’à moitié, peu ou mal, en aval, dans l’urgence de la sortie : vite on essaie de trouver un logement, vite on essaie de trouver du travail. 

Les travailleurs sociaux, débordés, oeuvrent dans l’urgence, alors que pour recycler, réinsérer, restaurer un homme enfermé depuis des mois, des années, il faut du temps, beaucoup de temps et de moyens humains. Il faudrait même s’en occuper dès le début de l’incarcération, pour enrayer le mal carcéral, la dégradation carcérale. Il faudrait accompagner psychologiquement et humainement la personne détenue, durant toute la durée de la détention, du début, jusqu’à la fin, afin d’enrayer les dégâts de la prison, de l’aider à maintenir la tête hors de l’eau, de l’aider à se reconstruire, personnellement, mais aussi en lien avec les autres, avec la société, avec le monde.

En fait, c’est tout un système qu’il faudrait repenser, des mentalités qu’il faudrait changer : non pas, par la case prison, rajouter de la rupture à la rupture, ce qui met ensuite l’individu ET la société en galère pour réinsérer, recycler ce qui a été profondément abîmé, mais en mettant le paquet humain, si j’ose dire (par le travail, les formations, les activités, le soin, l’accompagnement bénévole) pour limiter la casse, enrayer le mal, sinon restaurer et guérir l’individu, comme le tissu social, car, contrairement à ce que l’on croit, l’un va avec l’autre – la désolidarisation du corps social d’avec ses membres abîmés (il ne faut pas oublier que les détenus ressortent un jour de prison) entraînant, sur le long terme, de bien plus grands maux.

Nous ne voyons qu’à bien trop courte échéance, pas plus loin que le bout de notre nez. Lutter contre la déchétisation de celui qui ne me convient pas, parce qu’il a fait le mal, entre autres, c’est maintenir, coûte que coûte du «nous », pour lutter contre la radicalisation du mal-même. Et cela, ce n’est pas seulement l’affaire des autres, des professionnels, c’est l’affaire de tous : c’est une responsabilité citoyenne et humaine, partagée, qui nous concerne tous.

Etre déchu signifie-t-il être exclu de la société humaine ?

C’est une question de regard. A chacun de répondre.

Pour beaucoup, qui déchoit, qui commet un délit, un crime, qui contrevient à la loi, rompt le pacte social, sème la discorde et le mal, justifie (à juste titre, et cela est aussi compréhensible que légitime) une exclusion, une mise au ban de la société : c’est toute la logique de la justice rétributive. Payer pour le mal commis. Ce que nombre de détenus assument pleinement : «C’est normal, on paie !». Ce qui est normal, c’est de payer pour le mal commis, pour l’acte. Mais ce qui n’est pas normal, ce qui est dangereux, ce qui est indigne de notre société civilisée, dite des droits de l’Homme, c’est de réduire la complexité et la richesse d’une personne au mal commis ; ce qui n’est pas juste, c’est de réduire la complexité, l’histoire de toute une vie humaine, toujours en devenir, à un acte, à ce qui a été fait, au mal commis, et de figer ainsi l’homme, une bonne fois pour toutes, ad vitam aeternam, dans son forfait, dans son délit, dans son crime. Sans nulle conversion, sortie, libération possible.

Il existe une autre logique, pensée au Canada, qui est moins dans le rejet de celui qui a fait le mal, que dans la prise en charge collective, globale, sociale, humaine de la personne condamnée, logique que l’on appelle justice restaurative ou réparatrice.

Loin de les opposer, il faudrait penser ces deux logiques, complémentaires, dans une dynamique, pour favoriser une spirale carcérale qui tire moins vers le bas, qui soit moins vicieuse que vertueuse, de façon à restaurer l’homme, et donc la communauté, en les tirant de concert vers le haut, vers du mieux. Sinon du meilleur.

De l’accompagnement bénévole en milieu carcéral

Mars 2020

Interview pour Curioscopie, Radio Olympiades

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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