Les pains d’épices d’Erdogan

(prononcer Erdooane)

Par une belle fin d’après-midi, rive asiatique, dans le quartier typique d’Uskudar, aux voiles nombreux.

Assises sur des coussins filés de rouge et de blanc, de vert et de jaune, face à la Tour Léandre, face au continent européen dentelé de minarets étincelants à la pointe effilée, perdues dans la contemplation bienheureuse, scintillante, d’un Bosphore rutilant de mille feux diamantés sous les caresses d’un soleil incandescent, mon amie et moi discutons, petite tasse de thé tulipe en main et morceau de simit dans l’autre (fameux rond de pain au sésame proposé à tout va par des marchands ambulants).

Qui des yeux plissés, qui derrière ses verres fumés, nous nous prélassons dans la douceur d’un soleil printanier, abandonnées aux bruissements d’une ville lumière : langue chaleureuse des badauds, cris des mouettes, clapotis d’une eau vert de jade (dans laquelle se déploient les corolles ourlées de petites méduses blanches, translucides, féériques), appels à la prière, saxo, guitare, chants nostalgiques.

Je quitterai cette terre enchanteresse dans quelques heures pour gagner Nice. Pour l’heure, j’apprécie ce bord de rive, cette « promenade des Turcs », gaie, tranquille, populaire : on se ballade, on s’assied, on se selfie, on se sourit. Des familles, beaucoup de jeunes, de plus vieux aussi.

L’heure du bilan également sur un Noël surprenant, des plus enrichissants, à nul autre pareil, passé avec des Chrétiens d’Orient. En deux temps.

Le réveillon d’abord. A Kadikoÿ. En Asie (nos va-et-vient d’un continent à l’autre m’auront amusée toute la semaine). Petit dîner entre amies : saumon et foie gras de France avant la messe, baklavas après. L’église de l’Assomption étant la seule, de rite catholique romain, à officier à la ronde, avant Ankara, nous nous y rendons en avance pour être sûres d’avoir une place sur un banc. Ses tours n’étant visibles depuis la rue, surprise de ne la découvrir, haute et blanche, étirée dans une nuit de jais, qu’une fois franchi le portail de la congrégation.

On m’annonçait une église pleine, il y a du monde, certes, insuffisant cependant à combler le lieu – si peu en regard des cinq messes combles de ma paroisse parisienne. Un merveilleux Douuuceu nuit au violon pour introduire la célébration en douceur, une chantre assez rigide pour animer l’office, un prêtre africain peu audible pour l’homélie. Je n’en suis pas moins touchée par les chants, les refrains, le psaume chantés en turc, en français, en anglais et en latin. Et la Paix du Christ, avec mes frères turcs. C’est simple, sans prétention ni ostentation, un rien bancal, maladroit, imparfait, mais profondément émouvant de nous retrouver tous ensemble, pauvres Chrétiens d’Orient, comme d’un îlot festif dans l’indifférence générale de la Sublime Porte (enguirlandée néanmoins en vue de la nouvelle année) pour qui ce dimanche 24 reste un jour normal.

S’ils n’étaient point là à notre arrivée, cinq agents de sécurité veillent à la sortie de la messe : « Erdogan ne se fiche pas complètement de nous ! », constate mon amie, professeur de lettres dans un lycée privé lassalien sans croix ni crèche (seule une statue de la Vierge Marie trône dans le parc), sans catéchèse ni pastorale (mais cours sur l’islam obligatoires !) qui accueille une élite musulmane et que le président voudrait fermer. Mais … raisons diplomatiques l’obligent à prendre son mal en patience. Quant à la censure … : « Il est interdit par exemple d’étudier Candide en œuvre complète, seulement des extraits « choisis ». Interdit également de consulter Wikipedia – mais mes lycéens m’ont expliqué comment faire pour passer outre ;-P ; tiens, j’te montre …».

Le 25 ensuite, de l’autre côté de la mer de Marmara, en Europe, chez des dominicains. Une bonne heure pour nous y rendre, en prenant le bateau, mouettes, cheveux et écharpe au vent.

Nous remontons l’une des collines à pied. Je cherche des yeux l’église. En vain. Jusqu’à nous retrouver face contre un mur vieilli de haute taille. Nous passons la porte entrebâillée. En retrait, derrière l’enceinte, invisible depuis la rue, une église arrondie, plus petite que celle de la veille. Un chaud petit cocon baroque de bleu et de rose quand nous pénétrons à l’intérieur. « Depuis l’invasion des Ottomans, les Chrétiens sont tolérés, m’explique mon amie, mais on ne doit pas les voir ».

Nous sommes peu nombreux pour fêter la Nativité. Une poignée de fidèles. Mais quelle joie de chanter tous en choeur, d’un même cœur tourné vers Celui qui nous rassemble, des chants de Taizé, dont mon préféré Bless the Lord, my saoul, en plusieurs langues : me voici polyglotte le temps d’une messe !

Nous nous retrouvons ensuite à l’étage pour déjeuner de ce que nous avons apporté : salades à l’italienne, à la française et à la turque, tartes et quiches, mon Stollen aux fruits confits et amande de Cologne, mandarines et bien d’autres délices cosmopolites. Tant de saveurs ! C’est assez merveilleux et incroyable de nous retrouver là, nous, d’horizons différents, loin de nos familles françaises, italiennes, congolaises, anglaises : quel beau temps de fraternité hors temps, hors monde ! Je n’en finis pas de me régaler du récit de ces immigrés, expatriés, missionnaires des temps modernes.

Il fait beau. Un verre de vin dans le jardin nous égaye. La bâtisse est immense, le lieu bien trop vaste pour les quatre dominicains en fonction. Mon amie m’explique qu’ils ne peuvent rien faire, pieds et poings liés qu’ils sont, et encore moins accueillir des migrants : « Hors de question que des Chrétiens s’occupent de ça ici, sinon ils seraient renvoyés immédiatement. C’est l’affaire des seuls Musulmans ! ».

Repus et égayés par le soleil, la joie de Noël et une goutte d’alcool, nous nous rassemblons pour un temps de réflexion, de lectio divina, de partage spirituel sur la Création/Nativité : pensez-vous ! étudier la Parole un 25 décembre ! Frère Claudio traduit à tout va ; les bons mots fusent comme des bouchons de champagne sous une pression de bonne humeur. Un régal !

Et pour nous régaler, ou nous récompenser, au final, distribution de sapins multicolores, d’étoiles en sucre glace et de tours de Galata en pain d’épices offerts par Erdogan qui eut bon goût de faire fleurir gracieusement les églises aujourd’hui : qu’en penser ? comment interpréter cela ? qu’espérer ou craindre pour demain ?

Qu’importe.

Sur le départ, nous empochons les pains d’épices d’Erdogan.

Dans l’aujourd’hui de Dieu, nous respirons l’air du printemps emmiellé ; l’appel à la prière retentit ; dernières embrassades ; nous humons l’air paisible sans sang versé ; des mouettes couleur de neige se détachent haut dans le ciel couleur saphir. Nous sommes là, ensemble, bien Vivants et joyeux comme dans un petit cocon de crèche, dans l’innocence de l’Enfant entaché de nulle peur, nul souci, nulle crainte du lendemain.

Belle fin d’octave de Noël ! … et « bons baisers de » Turquie !

Instanbul-Nice-Peyresq,

Noël 2017

Ce vendredi 29 décembre,

Erdogan appelait le pape François

pour évoquer, entre autres problématiques,

celles des migrants et de Jérusalem

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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