La vita è bella

La vita è bella

M. Rouckie est mort dimanche.

Et son sourire. Comme une traînée de printemps

M. Rouckie est mort.

Et son sourire solaire, toujours au beau fixe, tandis que je remonte le temps, le fil de mes notes, à la recherche de notre première rencontre

M. Rouckie est mort.

Une nouvelle. Un mail. Laconique. Comme le petit chat d’Agnès, Le petit chat est mort1, aux yeux indifférents du monde

Je l’ai rencontré il y a des années, monsieur Rouckie. Puis oublié. Puis retrouvé. En septembre dernier. Suivant l’aléa des transferts de prison en hôpital.

Un tout petit. Sans rien ni presque personne (une fille, de vagues nouvelles, Elle est enceinte, je serai bientôt grand-père !).

Un indigent. Retraité sans retraite. Avec, pour seule richesse, un sourire arc-en-ciel à vous recolorer des murs gris de taule.

Un sourire de joie, à mettre en joue diabète et cancer, à mettre au défi de l’éteindre – et fi de la vingtaine de chimio perfusée à son corps défendant.

Le sourire, espiègle, celui du polisson dont on prendrait la main moins dans l’sac que dans l’pot d’confiture.

Transféré toutes les trois semaines pour son traitement (sa seule sortie de chambre, pour lui qui était sans parloir ni promenade), il lui est impossible de s’installer, de prévoir d’une semaine sur l’autre, de cantiner2 de quoi améliorer son ordinaire. Aussi se console-t-il par les noms, les mots, le descriptif des aliments mis en vente. Le bougre en salive, de son sourire gourmand, des brioches et des croissants, des petits pains au chocolat à 0,74 centimes la boîte ! La lecture des fiches commande le ravit. « Hmmm, ch’est bon ça ! ». Sourire jusqu’aux oreilles, des yeux brillants de soleil : les affres de la vie n’ont pas détruit l’enfant en lui.

Depuis septembre dernier, le médecin le dit « en fin de vie ».

La première fois, à l’annonce du verdict, je suis retournée voir l’infirmière après ma visite : « Il doit y avoir erreur : je viens de le quitter en pleine vie ! ». Fin de vie, fin de vie … s’en foutent ses yeux et son sourire !

Alité depuis des mois, il n’en finit pas moins de battre la campagne, de se payer de mots, d’imaginer, de voler, s’envoler … Comme un passe-muraille. On me disait d’aller le visiter car il n’allait pas bien ; en présence du bénévole il allait au mieux, se sentait pousser des ailes … Magie de la présence … de l’attention, plutôt que la tension … Et de me raconter : « Vous savez, par rapport aux bruits, parfois je crois que les surveillants cuisinent : j’entends les casseroles et le four micro-ondes qu’on ouvre, qu’on ferme … Alors ça sent bon … des petites pommes de terre aux lardons … Moi, quand ch’fais ça, chez moi, ça accroche ! ».

Il se meurt. A petits mois, à petits jours. Mais ne dit rien. C’est sans compter maux de ventre et odeur de moins en moins soutenables, pour lui comme pour nous, qui le trahissent, surtout en hiver quand le vent n’aère plus sa chambre-cellule.

Seul le sourire ne change pas. Quand tout le corps fout l’camp.

Son sourire est un grand manteau qui couvre une multitude de douleurs3

Le juge lui a refusé quatre suspensions de peine. Une demande pour une cinquième ? « Mourir dehors ? Bof … quand plus rien ni personne ne vous attend à l’extérieur … ».

Mourir ? Aujourd’hui, je me dis qu’il me jouait la comédie, pour moi qui lui faisais cadeau d’une visite, qu’il me jouait à guichet fermé la comédie d’la vie, du futur, de l’à venir, des lendemains qui chantent, jusqu’au bout, à rajouter de la vie, de la joie, de l’humour à notre rencontre pour qu’elle ne tourne pas au calvaire : quelle délicatesse ! « Mais à part ça, tout va bien ! 🙂 La vie est belle !, dixit le-sourire-jusqu’au-ciel, On peut … encore …:-) … rêver 🙂 Toujours ! Allez …:-) Au revoir ! Et merci !:-) … Passez, hein ? Passez me voir quand vous voulez ! N’hésitez pas à entrer, d’accord ? surtout si vous voyez de la lumière ! ;-))) »

… de la lumière, celle d’un éternel sourire, tout soleil, tout lumière, stellaire, pour rien, pour personne, ou juste pour la personne qui lui faisait face, alors, à face, joie de vie, jusqu’au bout de sa nuit

Ce lundi-là, quand j’appris la nouvelle

je projetais à mes élèves

La vita è bella, La vie est belle de Roberto Benigni.

Dans ce film, le narrateur rend hommage à son père pour leur victoire,

celle d’avoir eu raison de l’horreur,

par la joie, l’humour, l’amour

à force d’imaginaire :

il lui rend grâce de l’avoir fait « mourir de rire » dans le camp.

Et de moi à lui, de m’avoir fait « mourir de rire » dans sa prison

C’est au moment du Grand Départ que M. Rouckie apprit qu’il était devenu grand-père

Paris,

Mercredi 29 mars 2017

Texte lu au Temps de mémoire

des petits frères des Pauvres – Equipe accompagnement des malades & fin de vie

le jeudi 8 juin 2017

1Molière, L’école des femmes

2Cantiner : Le fait d’acheter, en prison, pour un détenu, des produits de la vie courante

3Mère Teresa, J’ai soif, extrait lu par hasard ce mercredi 29 mars.

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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