Priez pour moi

sur-bord-riviere-piedra-suis-assise-jai-pleur-L-GoFrJOEh … faut être quand même sacrément con pour foutre des photos d’soi à poil sur son ordinateur … Non mais, t’imagines, toi? Toi, tu t’photographierais nu ?

– Ouais, enfin faut surtout n’avoir rien d’autre à foutre que d’aller pirater des disques durs, pour aller récupérer des nus…”.

Hein ? Comment surveillants ??? Que dites-vous ? Des photos de stars hollywoodiennes ? Je sais pas … Ce que j’en pense ? Heu … à vrai dire … vous me prenez à froid, là … Si j’en ai entendu parler ? De quoi ? Ben… j’ai pas la télé … Les réseaux sociaux ? Heu … Attendez, j’y suis plus, là … J’y suis pas … De qui ? de quoi ? de quel monde me parlez-vous ?

Réalité crue qui me cueille, me rattrape au sortir de sa cellule. Habitée par un tout autre cliché. Pas tout à fait La Pietà de Michael Ange. Mais tout comme. Grand écart imaginal. Alors que j’ai encore en tête, projetée sur fond d’écran cérébral, sur fond d’couloir carcéral, la Priante.

Une seconde image jaillit de ma mémoire pour la photographier. Une quatrième de couverture. Celle d’un roman de Paolo Coelho lu il y a bien longtemps : Sur le bord de la rivière Piedra, je me suis assise et j’ai pleuré. Ma samaritaine. La maghrébine. L’étrangère. La Suppliante.

Assise en tailleur sur son lit de fer. Le visage effondré entre ses mains. Ruisselantes. Des larmes de sang. Nul soubresaut, sans un souffle pourtant. Marmoréenne dans son gilet gris de perle, gris de laine. Gris de sel. Friable. Si fragile et si forte. La mère. Comme du cristal. A coeur ouvert. A coeur de ciel. Son coeur de mère. La Sanglotante.

Et son beau et si doux visage, mordoré, couleur de miel – à vous ravir les oliviers d’là-bas, du bled, ceux des collines ensoleillées. A l’ombre. Cerné. Caché. Enfoui dans ses mains, ses mains empêtrées, emprises, embrassées dans les miennes quelques minutes auparavant. La Consolante.

Ultime photo sur mon disque dur – Femme, qu’ont-ils fait de toi ?

Entre les barreaux, en bord de lit, de mort, de vie, elle s’est assise

et elle a pleuré

Si frêle. La tendresse de ses rondeurs, son port altier et son chignon cendré. La cinquantaine sans âge, face patinée d’amour, filial. La Servante.

Si beau et émouvant regard. Débordant de grâces. Humilié, abaissé, dans ses pauvres mains d’éplorée. La Gémissante. Dans l’attente d’une grâce. D’une. L’Implorante.

Ecoutez, écoutez, vous, oui vous, derrière la porte, cette colère contenue qui sourd de ses entrailles. Prêtez l’oreille : “Jamais, JAMAIS je ne souhaiterais la prison, même à mon pire ennemi. JAMAIS, la privation de liberté. JAMAIS, l’enfermement, la promiscuité imposée. JAMAIS l’intimité, la dignité, l’humanité bafouées, dans vos deux mètres carrés de misère partagée.

Comment des hommes, des frères en humanité, peuvent-ils penser un tel châtiment pour leurs pairs ? Comment ???

Répondez.

Je préfère encore être torturée. Oui, je préfère encore la torture physique, qu’on me batte, à cet enfermement, à la privation totale de liberté, à ce vide moral, quand vous passez vos heures à tourner en rond dans votre cage comme dans votre tête, avec vos idées noires pour seule compagnie. La torture, plutôt que cette séparation, sans ménagement, d’avec mes enfants. Ne rien savoir sur la rentrée universitaire de ma fille de vingt ans, ne pas savoir où se trouve mon fils de treize ans. Sans nouvelles. Isolée. Coupée. Exclue de tous. Du monde.

Cette prison qui casse le peu que vous possédez, le peu de votre identité, vous, vous quand vous faites partie des petits. Cette prison qui brise les liens sociaux, les liens familiaux, les liens filiaux. Qui vous brise. Des petites morts en succession. En suspension.

Quand vous avez tout perdu et qu’on vous ballote d’un centre à l’autre, malade, effondré. Quand vous ne savez ce que sera demain. Quand, seulement prévenu, vous ne savez quel jour, quel mois, quelle année, dans combien d’années, vous serez jugé. Vous, le numéro d’écrou. Quand vous ne savez plus qu’attendre, qui attendre. Qu’attente. Quand l’espoir déserte et qu’il ne vous reste plus rien d’autre que vos larmes pour pleurer, plus rien d’autre que le Ciel où vous tourner. Et que Dieu pour prier.

Priez, priez pour moi, si vous le pouvez”.

Broyée, broyée par le système, l’Inexistante.

Nos mains se cherchent, nos doigts se trouvent, nos phalanges s’éprennent

renchairissant nos derniers mots

Mais qui êtes-vous ? Comment vous appelez-vous ? Votre prénom ? Oui, pour que l’on prie pour vous …

– Fathia. Je m’appelle Fathia

Priez, priez pour Fathia

Priez pour l’âme de Fathia

Bismi Allahi alrrahmani alrraheemi 1

Fresnes,

samedi 27 septembre 2014

1“Au nom d’Allah, le Tout Miséricordieux, le Très Miséricordieux”, début de la Fatiha, sourate d’ouverture du Coran

 

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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