Lundi 27 juillet 2015 : fête des invalides et des mères héroïnes du Vietnam
Mu Cang Chai, mercredi 22 juillet, 20h – Après un copieux dîner sur la natte, M. Cuong, notre hôte, nous montre de vieilles photos dentelées noir et blanc des années 50. L’un des gros timbres retient mon attention : un plan d’ensemble, de pied en cap, légèrement de profil, celui du vainqueur. Il a 22 ans. Et fière allure. Les poings sur les hanches, il domine son monde de haut, debout sur l’avant « d’un tank français. Nous venions d’apprendre notre victoire à Diên Biên Phu et qu’il y avait des tanks abandonnés là-haut sur la colline. Alors nous sommes montés … »
Fondu enchaîné cérébral : une autre image dentelée, un autre timbre. Flou. Montré il y a quelques décennies. Quand j’en avais rien à fiche. Portrait black and white d’un jeune homme du même âge, la candeur et la foi de la jeunesse au visage. Avant le départ en Indochine. Un mien grand oncle. Un inconnu. D’une autre époque. Dont me parlait tante Lulu. Dont j’ai oublié le nom … Mort au combat. A Diên Biên Phu
Les visages comme les mots se fondent, se mêlent, s’entremêlent ; le vietnamien de mon hôte et l’accent jurassien de tante Lulu, l’alcool de riz aidant : Chùc sùc khoé1 !
Ce n’est ni mon monde, ni mon temps, encore moins mon histoire, mais ceux-ci refont surface, surnagent dans la moiteur tropicale, prennent corps, dans les vapeurs d’alcool, prennent chair, ce soir, dans ma tête
tandis que la pluie dense, intense, violente, bombarde le toit de notre demeure sur pilotis
… exhumés d’outre-tombe
Mes dernières lectures, des films, les paysages traversés ce jour – cirques, collines, montagnes luxuriantes, rizières boueuses C’est un peu comme ça à Diên, mais en plus ramassé, condensé, précise notre guide – façonnent, donnent formes fantomatiques à mon imaginaire
Je traverse des contrées comme des récits dont l’Histoire me traverse, poursuit son avancée dans ma tête
Jeudi 23 juillet – 10h47 – Il pleure à verse. Sur la carlingue. Comme dans la forêt tropicale. Tandis que l’encre sillonne les pages vierges de mon calepin. Tandis que nous roulons vers le col le plus haut de l’ex-Tonkin, à près de 2000 mètres. Entre vert de jungle et gris de ciel : dépasserons-nous les ténèbres pour aller vers plus de lumière ?
La vue s’obscurcit, les paysages s’affadissent. Déteignent. S’estompent. S’effacent. Ne restent que les mots du guide pour habiter l’espace : « Regardez (là où je dirais plutôt Imaginez !), nous sommes à un carrefour important : à gauche, Diên Biên Phu à 200 km ; à droite, la Chine à 40 km. Vous aimeriez y aller, à Diên ? Oui ? Mais c’est loin. Trop loin. Le bout du monde. Peu de gens y vont. La route est mauvaise. En très mauvais état. Vaut mieux y aller en avion. Peu de gens y vont. Quelques vétérans. Quelques étudiants en Histoire. Les jeunes, ça ne les intéresse pas. Ca ne les concerne plus. Ils préfèrent oublier.
Imaginez : une bataille de 54 jours ! Imaginez-vous, là, sur ces collines, devant vous : des files de vélos à la queue leu leu sur des sentiers boueux, tortueux. Des vélos portant chacun jusqu’à 300 kg de riz, répartis de part et d’autre du guidon, du porte-bagage, pour nourrir les soldats, tandis que les Français essayaient de monter leurs lourds canons malgré les herbes, les arbres, la boue. De simples vélos contre des canons et des avions ! Tandis qu’on parachutait la nourriture aux Français – écoutez comme c’est trop drôle : nourriture dont les deux tiers étaient interceptés par les Viets qui mangèrent alors pour la première fois du pain blanc, du beurre et du fromage !
Les collines de Diên … : une cuvette inaccessible, imprenable, comme une vierge farouche ! Il y avait Béatrice. Et Eliane. Et aussi Isabelle, Anne-Marie, Gabrielle … Savez-vous qui elles étaient, ces femmes ? Des places fortes ! Des noms de femmes françaises pour des points stratégiques, militaires ! Là où le Vietminh disait simplement « C1 ! C119 ! C326 ! ». Aujourd’hui encore, on ne sait pas pourquoi, cette bizarrerie, ces noms de femme : hommage sentimental ?
C’a été très douloureux. Très douloureux pour les deux nations, vous savez. Un vaste charnier …
Votre grand-oncle, on a retrouvé son corps ? »
Les monts s’embrument, s’assombrissent : nulle vue depuis le toit de l’ex-Indochine. Comme évaporé, le monde. D’outre-tombe
Je me contente des mots du guide. Qui me travaillent. Sillonnent ma mémoire. Telle une rizière labourée et plantée à mains d’hommes. Germent
Alimentée de l’histoire de Miên – héroïne de Terre des oublis, roman sensible de Duong Thu Huong – dont les jeunes amies sacrifient leur vie, s’offrent à la patrie en épousant des mutilés de guerre pour « payer leur dette » au pays… J’en frissonne
« Aujourd’hui, poursuit notre guide, il n’y a à Diên qu’un seul noir. Il est très connu. Une célébrité. On va faire une émission sur lui, pour la télé : c’est le fruit des amours entre un légionnaire français, dont on n’a jamais retrouvé le corps, et une Thaï2«
Je suis née en 75.
1975.
Il y a quarante ans. Année de l’armistice, de la victoire du Vietcong sur les Américains, de la fin de la guerre, après trente ans d’horreur.
Je suis née en 75. Et je n’y connais rien. Et tout cela m’est étranger. D’un autre temps, d’une autre Histoire, pour d’autres latitudes. Souvenance de vagues cours d’histoire, tout au plus.
Etranger.
Et pourtant … cependant …
Il y a trois semaines, quand je m’envolais pour Saigon, je n’aurais jamais imaginé qu’une simple visite exotique rendue à une amie se transformerait en pèlerinage, sur les traces insonores, muettes, invisibles d’une mémoire qui n’est pas la mienne.
Par touches successives, impressionnistes. Des souvenirs, successifs, indirects …
D’abord, dans les années 80, comme tant d’autres ados, je chantais l’un des tubes du groupe Gold, dansais sur Plus près des étoiles pour viser « des jardins de lumière et d’argent » dont je n’ai compris la portée symbolique, le contexte historique, que bien plus tard.
Ensuite, il y a trois ans, j’accompagnais Malis, atteinte de sclérose en plaques, sur son dernier bout de chemin terrestre, tortueux, douloureux. Une orpheline, rescapée des boat-people.
Enfin la visite, ce matin, d’un centre commercial associatif où travaillent des handicapés, malformés, à cause de l’agent orange3 déversé par les Américains.
Sans oublier un autre cliché photographique, jailli dans mon esprit. Qui revient en boucle. Chaque année. Au mois de juin. Une épreuve. Pour les élèves de troisième. Comme pour moi. « La fille au napalm » (ne pas confondre avec « La jeune fille à la fleur» !). Pour des commentaires sans épaisseur ni profondeur. Et encore moins de sensibilité. Pauvreté du point de vue analytique : plans, lumière, contrastes… Quand la grande Histoire se réduit à une histoire des arts, quand on pense avoir tout dit après avoir analysé la forme, quand l’essentiel, indécent, insoutenable, est tu ; quand l’horreur devient de l’art : Histoire des arts, un oxymore aussi indécent qu’insoutenable, en l’occurrence …
Je repense au hameau de notre hôte. Et tout particulièrement à la cloche à l’entrée du village, devant la salle municipale, pour rassembler les villageois : une ancienne bombe US désamorcée, fendue. Sonnez ! Sonnez ! Sonnez donc le gong d’une ère nouvelle ! quand la boîte de Pandore s’est refermée depuis peu sur les crécelles de l’enfer ! Des oublis ! Qui veut de bons petits oublis ?
Depuis 10-15 ans, le Vietnam, tel le phénix, renaît de ses cendres, tourne la page, fait son deuil d’un sombre passé en opérant à tour de bras comme de neurones révolutions économique, industrielle et technologique de concert. Trois en une. « Saigon au capitalisme féroce » commentait l’Herald tribune de mardi dernier. Oui, c’est confirmé … La route de Diên attendra pour être refaite, un jour, peut-être ; priorité d’abord aux sites touristiques, balnéaires, à ce qui rapporte gros.
Dans ce pays où l’on pratique assidûment le culte des ancêtres, où l’on craint les fantômes et les esprits
Etrange réveil d’une époque révolue qui sourd en moi
des souvenirs inconnus
qui m’interrogent
me hantent
enracinent dans mon coeur deux regrets : celui d’avoir visité le Vietnam bien trop tard ; celui, surtout, de ne pas avoir brûlé, selon la coutume, trois bâtonnets d’encens pour honorer la mémoire de mon grand-oncle, ce petit soldat, ce parent inconnu, tout là-bas, tout là-haut, dans la cuvette reculée, humide, délavée, dévastée de Diên Biên Phu
Jeudi 23 – Lundi 27 juillet 2015
Vietnam – Paris
1« Santé ! A la tienne ! »
2L’une des 54 éthnies du pays
3Herbicide épandu par avion au-dessus des forêts vietnamiennes, ayant occasionné cancers et malformations sur plusieurs générations