Voix de Fresnes

« Chacun doit retrouver la grammaire qui permet de se relier à un langage commun », Denis Salas 

Février

7 heures 10 sur le panneau des gares desservies. Je monte dans la dernière voiture du RER B. Châtelet les Halles. Quai désert. Le choc reste brutal : à mes quatre journées en semaine, où la masse indéfinie du « on » se presse, opprimée oppressée, entre Charles de Gaulle Etoile et la Défense – telles des sardines asphyxiées sur le petit navire A de la RATP – succède mon aller-retrour du samedi matin, via un hall souterrain, à une heure où l’être humain raréfié erre… Denfert Rochereau. Il est 7h20. Paris s’éveille, Paris s’endort. C’est selon.                                                                                                                                         Il. Lui. Il s’installe en face de moi. Ce n’est pas la place qui manque pourtant : il n’y a pas d’autre sardine que moi dans cette boîte. « Il » me fait face, me fait front, m’affronte. « Il » en deux tons : sac de plastique blanc au pied, baskets blanches, jean et veste noirs, chaîne autour du cou, schwing-gum, casquette noire de travers. « Il » me scrute, me perce: « Bonjour ». « Il » récidive, s’acharne : « Bonjour ! Bon-jour !!                                                         – Bonjour.                                                                                                                                            – Je vous dérange dans vot’ bouquin là? ». Nous sommes seuls et le RER B poursuit son train d’enfer. « Purée ! J’ai passé une nuit d’enfer : la tournée des bars entre Clichy et Montparnasse ! Sans faire de mélanges, hein ! J’ rentre me coucher là. Mais en rapportant des croissants à Madame, pour lui faire plai-sir. Vous en voulez un ? ». Sourire. « Je reprends le boulot à 11 heures. Et vous ? Vous rentrez vous coucher ?                 – Non.                                                                                                                                                  – Vous partez travailler alors.                                                                                                        – Non.                                                                                                                                                   – Ben, j’comprends que dalle là : c’est forcément l’un ou l’autre ». Sourire jusqu’aux racines du ciel : « Je vais rencontrer des prisonniers.                                                                   – Oufff, c’est dar ! Eh ben … Moi aussi, j’ai failli faire d’la prison. On m’a dit que là-bas, on passait ses journées à faire de la muscu ». Eclat de rire. « Bah… c’est bon, hein : la muscu, je peux en faire chez moi (…) ». Eclats de rire communicatifs tordant le cou au silence et envahissant l’espace. Heureusement que nous sommes seuls, intarissable que vous êtes! Comme ces fruits du dragon : tout en piquant à l’extérieur, mais rose tendre et gorgé de sucre à l’intérieur. En témoigne votre baise-main des plus classes. Incandescent, éthylisme oblige :-), vous rayonnez du mirage ensoleillé de votre bled natal. De mes éclats de rire, de vos éclats de soleil, nous nous abreuvons l’un de l’autre. Un bon punch pour nous donner la pêche et colorier au mieux notre journée à venir, forts de cette palette d’humanité. Le temps de trois stations. Dopamine d’un court instant. Vous en oubliez de descendre. Je vous mets à la porte : « Et promis, hein ? Que je ne vienne pas vous rendre visite à Fresnes ! ». Des au revoir à grande envolée de gestes sur le quai désert. 7 heures 30 sur le panneau de la gare bon Accueil. Une autre « illusion » d’optique ? Ensommeillée, à moins que ce ne soit alcoolique, ou ensablée. C’était à Arcueil Cachan. Trafic de zygomatiques à A(r)cueil Cachant !

Et de l’un : Comment voulez-vous que j’aille en promenade ? Je n’ai même pas un pantalon à me mettre. Je n’ai qu’une paire de chaussette et deux slips. Vous voyez bien : je n’ai que la blouse de l’hôpital à me mettre sur le dos ! Et de l’autre : Ras le bol ! Putain! Même plus de vêtements : ils ont égaré mes cartons au Grand Quartier ! Plus rien à me mettre ! Trois mois que je fonctionne avec deux joggings – dont un prêté par ma voisine. Je peux même pas faire ma lessive, handicapée comme je suis !

– Vous avez un stylo ? Je n’ai qu’un gros marqueur noir. Vous pouvez m’écrire cette lettre? Pour le surveillant chef. « Monsieur, j’ai loneur de venir vers vous  pour vous solicité un rendez vous chez le coiffeur ». Feuille pliée en quatre, déposée dans le bac en bois soudé contre la porte.

– « Ah! Le chien a encore pissé contre le mur ». Voilà ce qu’elle a dit, l’aide-soignante, sur le pas de la porte. Je me suis tailladée les veines : ils m’ont laissée deux heures dans mes excréments ; ils ont refusé de me donner mon plateau repas, sous prétexte que je ne fais pas d’efforts pour me laver. Des égratignures, qu’ils ont dit. Je suis à bout. Ils ne veulent pas prendre en compte mon état parce que cela n’est pas écrit dans mon dossier. Invalide à quatre-vingt pour cent, j’ai arrêté de travailler il y a huit ans. Qu’est-ce que j’ai fait pour mériter cela ? Mes enfants ? Ils ne m’en veulent pas, non. (…) Vous vous rendez compte ? Tous ces dégâts ? Ils me détruisent là ! Ma vie …

Ma petite Justine, plus tard, veut être avocate : « C’est dommage, maman, si j’avais été plus vieille, c’est moi qui t’aurais défendue ! Et je l’aurais obtenu ton sursis, crois-moi, tellement j’aurais soûlé le juge ! ». Elle n’a que des félicitations et des compliments à l’école. Comme cadeau de Noël, elle m’a envoyé une copie de mathématiques et son bulletin de notes du premier trimestre.

– Il a l’air de faire froid dehors. J’aimerais bien qu’il neige un peu. Au moins une fois. Ce serait beau. On entend quelques moineaux ce matin. Je n’aime pas quand ce sont les corbeaux qui croassent. Dans ma prison d’origine, en Dordogne, quand je me mets bien sur le côté, dans l’angle, j’aperçois parfois des cerfs et des biches. Je vais bientôt partir vous savez. Bientôt, quand vous reviendrez, je ne serai plus là. Parti… comme les hirondelles, avec le printemps :-).

Janvier 2012

– Ah ! Une super bonne nouvelle pour la nouvelle année : la télé n’est plus à 7€50 par semaine, mais à 8€ par mois ! Et même qu’ils ne me l’ont pas supprimée, alors que je n’ai plus de quoi la payer…

– Oh… Il y a eu de l’animation durant la nuit de la St Sylvestre : les robocops sont venus – vous savez, ces CRS casqués, avec bouclier, etc : un détenu a foutu le feu à sa cellule, brûlé au troisième degré qu’il est…

Trente-huit ans. Une poupée de porcelaine. Des cheveux noir de jais, soyeux, épousent l’oval du visage doucereux. Lèvres satinées de brun. S’étirant aux commissures. Souriantes. Yeux de biche. Tristes. Lourds du mascara faisant bonne tenue. Ou pour maintenir le cap. Dans la vague. La tourmente. Et tellement belle… Je reviens d’une IRM. Une autre. Hier, c’était de la moelle épinière. Aujourd’hui du cerveau. J’ai une sclérose en plaque. Depuis huit ans. Mais elle évolue vite depuis quelques temps. Je ne peux plus mouvoir le bas de mon corps. Un poids mort. On refuse de m’emmener sur les toilettes ; on refuse de me donner une chaise percée. Des couches. Je viens de Fleury. Là-bas, mon état n’était pas pris en compte. On m’a laissée dans mes excréments quinze jours. J’ai tenté de me suicider. Aussi m’a-t-on amenée ici. C’est dur, très dur. Les moqueries, l’impatience, l’indifférence. J’ai vu votre collègue hier. Je l’ai supplié de revenir me voir mercredi prochain.

Absurdité. Ca y est ! J’ai mon laisser-passer : fini mon contrôle d’identité systématique ! Je fais désormais partie du « service » ! Ce samedi-là, à 14 heures, j’accompagne mon salut du carton plastifié bleu de ciel paraphé par le directeur, que je colle à la fenêtre fumée de la guérite : « Attendez ! ». Hum, mon sésame ne semble pas si opérationnel que cela… Désenchantement : les gardiens refusent de me laisser passer. Je me défends, explique mon statut, rappelle la convention autorisant ma venue. Surdité. « Nous ne sommes pas au courant ». On appelle le surveillant chef. C’est non. Il ne veut rien savoir. Et encore moins se déplacer (il est juste à quelques pas de moi, de l’autre côté des portes). Cinq ans que les petits Frères viennent à Fresnes. « On n’est pas au courant !         – Mais j’étais là la semaine dernière !                                                                                            – Une erreur du précédent surveillant chef. Vous ferez vos visites à 15 heures, après le parloir ». Une heure plus tard : « C’est bon ? « On » m’autorise à entrer ???                              – Non, à 16 heures, après le second parloir ! ». Je fulmine, ronge mon frein, volonté de plus en plus grondante de les envoyer tous … Que de temps perdu bêtement. Pas tant pour moi, que pour eux, les malades. Tellement absurde ! A défaut d’hurler, je ris sous cape, à m’imaginer, moi, facteur de risques. Je regagne mon banc, de l’autre côté de la porte grillagée, qu’il ferme, on ne sait jamais… Contre mauvaise fortune bon coeur, je patiente en faisant connaissance avec mon voisin : un quarantenaire portugais venu accompagner la vieille épouse d’un détenu. Sortie de parloir, je prends la température : larmes ravalées, tension, résignation, têtes basses. On ne se regarde pas. Pressés. J’apostrophe alors la maman d’une détenue, grenobloise comme moi, que je reconnais car il est écrit, au marqueur noir, sur un sac en plastique rempli de linge : « Caroline on t’aime ! ». Echange cordial et chaleureux. Puis on vient enfin me chercher. Pour la première fois, on m’escorte jusqu’au surveillant chef, à l’allure de marine amer-look. Nul n’est censé ignorer la loi dans ce monde-là, mais lui aura eu la suffisance de me faire supporter son ignorance… On m’escorte jusqu’à l’étage, jusqu’aux malades. VIP bien malgré moi  dans les couloirs vides, mais pleins de silence, de ce samedi après-midi.

– Ben regardez comme on a passé un merveilleux moment ! Juste à parler pendant une heure. Bon, allez, et bon courage à vous … pour le pain perdu :-). Vous m’en direz des nouvelles, hein ? Et n’oubliez pas : surtout pas les blancs !

Gardien : Vous n’avez rien d’autre de mieux à faire avec un soleil pareil ??                            – Comme quoi ? Les soldes ? Eh bien… Je viens justement partager un peu de soleil   🙂

– Comme je disais à la kiné… des bénévoles qui viennent me voir, alors qu’ils ont d’autres choses à faire, vous vous rendez compte ? Je me sens engagé. Je sais que quand je sortirai, je ne replongerai plus. L’alcool, la cigarette, c’est fini. J’aurais l’impression de vous trahir sinon. C’est parce que des gens comme vous m’ont soutenu que je veux gagner ma bataille : je ne veux pas vous décevoir !

Décembre 2011

– Bonjour… Je vous en prie : installez-vous… Ben, dans mon fauteuil roulant… Et dire qu’il n’y a même pas d’eau chaude pour vous offrir un café…

– Vous ne devinerez jamais depuis combien de temps je suis en prison : toutes les années cumulées : trente et un ans ! Pour banditisme, braquage de bijouteries, deal, drogue. Je suis un enfant du ruisseau, moi. Que voulez-vous : faut vivre avec son temps ! Je ne pouvais pas ne pas récidiver compte tenu de mon haut rang, de mon nom dans le milieu. Tout le monde me connaît. Je suis connu de tous. La première fois, au bout de neuf ans de taule, mon butin m’attendait à la sortie : des barrettes valant plusieurs millions d’euros. Que voulez-vous ? Je n’allais pas me mettre à mendier ! Surtout avec ma réputation, une femme et une gamine à nourrir. Vous ne pouvez pas ne pas retomber. C’est trop facile. Surtout aujourd’hui avec l’augmentation de la pauvreté qui n’est pas devant notre porte, mais bien là ! Des millions d’euros j’vous dis. Je ne vous parle pas de la petite racaille, ces « petits épiciers » comme je les appelle, avec leurs barrettes à vingt euros. Ces petits caïds qui se la pètent et qui ont un mépris complet pour l’autorité. Complètement irrespectueux, alors qu’ils n’y connaissent rien à la vraie prison, la dure. Celle où les surveillants étaient vraiment durs. C’est nickel ici : sonnette pour appeler le personnel, lit médicalisé ; les locaux sont en rénovation depuis trois ans. C’est moins dur qu’avant. Vous voyez ces scarifications ? Une centaine sur mes bras, mon ventre, du temps où j’étais gréviste, en 1978, militant pour la défense des droits des détenus. Je suis sur le départ. Retour au Grand Quartier. Faut faire de la place. Vous avez entendu parler de la surpopulation carcérale ? Plus de 20 000 détenus en trop…

– J’ai été transféré du centre de Tours. C’était difficile car, là-bas, les problèmes de santé ne sont pas pris en compte. En France, il n’y a qu’ici, à Fresnes, qu’on peut se faire soigner. J’ai une cirrhose du foie. Là-bas, on ne vidait mes poches pleines d’acidité qu’en urgence, pour cause de transfert compliqué à l’hôpital. Ici, on peut le faire deux fois par jour, sans problème. J’ai fait une succession de grèves de la faim, alors que je suis diabétique… Ce qui n’a pas arrangé mon état. Vingt-quatre mois que je suis emprisonné, et je suis toujours en attente de mon jugement… C’est dur, mais je me dis que je ne dois pas me plaindre, qu’il doit y avoir bien pire que moi… Vous devez en entendre des histoires, vous, autrement plus graves…

– On a fait une bêtise, d’accord, on la paie, c’est normal. Mais quand même, on reste des êtres humains. Rien que pour nous déplacer, ils nous mettent les entraves… Les menottes, oui, mais pas les entraves quand même, on est des hommes ! Ils ne doivent pas nous manquer de considération. Même pas monsieur, on vous balance juste votre nom : « Untel ! Visite! ». Qu’ils parleraient même mieux à leur chien ! Ils parlent fort dans le couloir. Même la nuit. Déjà qu’on n’a pas de volet. Et toujours la lumière du couloir. Je me suis énervé une nuit car ils m’empêchaient de dormir, mais en mettant les formes, s’il vous plait et tout. Je me couche tôt, vers 20h. Mais pas de rideau, pas de volet, la lumière du couloir, leurs voix, les alarmes : le sommeil est sans arrêt interrompu, alors après on est sur les nerfs. Quand je sortirai, je devrai encore payer pour les victimes… Avec quoi ? Je suis un « indigent », comme ils disent. Même que j’aurai pas assez d’une vie pour les payer ! J’espère trouver du travail, chez Emmaüs. Mais, avec la crise, ils sont devenus plus regardant… Alors, quand ils vont savoir… Qui va me prendre ? Les gens ne veulent que savoir pourquoi vous êtes condamné. Tout le reste, ce que vous êtes, ce que vous savez faire, ils s’en fichent. J’ai payé ma dette, mais ma bêtise me poursuivra encore après… A ma sortie, j’irai dans un foyer, j’espère… Oui, j’ai peur, parce que je vais être opéré là, près de l’artère, mais je ne sais pas quand. On vous prévient au dernier moment, car nous sommes au secret. Tout se passe au dernier moment… Mais ça va aller, ne vous inquiétez pas pour moi !

– Détenu étiqueté Extrêmement Dangereux. Il fait froid dans la « chambre ». J’ai gardé mon manteau. Lui est en tee-shirt. Fenêtre grande ouverte. Ah ! Bienvenue. Je vous en prie, installez-vous… Si si, là, sur la chaise… Vous avez froid ? Je ferme la fenêtre. Ne vous donnez pas de la peine, asseyez-vous. J’ai soixante dix-huit ans. Vous ne devinerez jamais depuis combien d’années je suis enfermé… Quarante ans ! Pour crimes de sang. Je viens des bas-fonds martiniquais. Vous savez comment je tiens ? Tous les soirs, je me mets en crucifix devant la fenêtre grande ouverte. Bras et jambes écartés. Et je respire. J’inspire, puis j’expire. Profondément. A pleins poumons. Je lis aussi. Beaucoup. Regardez : là, les pensées de Marc Aurèle. Vous connaissez ? Un grand qui explique comment on doit vivre conformément à la Nature : « La Nature rend chacun de nous capable de supporter ce qui lui arrive ». Epictète aussi, très bien. Je lis aussi Aristote, son Ethique à Nicomaque. Vous connaissez ? Et de réciter par coeur de longs passages. Et puis vous voyez ces feuilles sur mon lit ? J’écris ma vie. Sur cette petite planchette en bois, sur mon lit, à défaut d’un bureau.

– Je ne veux rien. Juste en finir avec tout ça. Vous imaginez ? Enfermée toute la journée, sans voir personne, sans rien faire. Ici, c’est l’enfer.

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