Papi fait de la résistance

imagesPour toi, Maud,

au lendemain de tes lignes sur Jacqueline Sauvage,

sur « l’absence de compassion » de la justice.

Et moi de te répondre hier, vendredi 25 novembre 2016,

en termes de loi, d’impartialité, de remises de peine :

le schmilblick judiciaire quoi.

Il est midi dix ce samedi 26 quand je quitte l’hôpital carcéral de Fresnes en pensant à toi, Maud. Mais aussi et surtout à ce papi visité entre les murs, à la lumière blafarde d’une matinée automnale, atone.

Atone.

La matinée,

comme le papi.

Un papi de 65 ans, frêle, de petite taille, qu’une bourrasque de vent mettrait ventre à terre. Un petit papi de 65 ans. Respirant avec peine. Sous assistance respiratoire. Mourant. A petit feu. Au petit soufflet de son seul lobe. Côté gauche. Et encore, réduit de moitié. En sursis papi. C’est l’cas de l’dire. Cancer du poumon il y a trois ans, ablation du poumon droit. Sans compter le reste. Mais ça,

la justice s’en fiche.

Je ne sais pas comment il fait, le petit monsieur, pour se lever de son lit et disposer un tabouret à mon intention. Avec courtoisie. S’essouffle. Avec résignation. Je ne sais où il trouve son horizon d’or pour conserver un tel regard, papi – lumineux, précieux, pétillant de soleils, de jeunesse, d’âme en bord de ciel. Des yeux qui seuls suffisent à éclairer la pièce. Ce doit être ça son secret : un cœur de jeunet.

« Papi, papi ! T’as juste pété un câble ! C’est pas juste ! », ne cesse de répéter sa petite-fille.

C’est tout. Juste pété un câble.

Après des années de harcèlement, faut dire. Mais ça, la justice s’en fout : il lui faut d’abord écrouer avant de prouver. A l’ombre. Trois ans au mieux, cinq ans au pire : temps moyen pour passer en jugement. Et quand on est vieux …, mourant …

Papi habite en banlieue parisienne. Un « quartier sensible ». « Vous connaissez ? », me demande-t-il. « Au huitième étage. Dans un logement social. Dans une « cité de non-droit » comme on dit. Quarante-huit ans que je vis là-bas … avec ma femme et mes six enfants. Nous l’avons suivie l’évolution, la dégradation ». L’enfer. Ces dernières années surtout. Depuis que son petit dernier, trop bien éduqué, se fait bousculer, chahuter, agresser. « On a même dû le changer plusieurs fois d’établissement scolaire », en quête du moins pire.

Et puis la goutte d’eau, le raz-le-bol, l’explosion, il y a quatre mois. Parce que son fils se fait molester plus que d’habitude, plus que de raison et de cœur. Agressé sous les yeux de sa petite-amie. Ils sont allés porter plainte bien sûr. Illico. Ils ont o-sé porter plainte !

Terreur.

Presto : la famille de la jeune fille fait aussitôt pression pour que celle-ci retire sa plainte. Par peur des représailles. Papi, lui, refuse de céder à la pression, à l’oppression exercée par les caïds du quartier, contrevenant ainsi à la sacro-sainte loi de la cité. Celle du silence.

Hors la loi papi !

Terreur.

Crainte de sortir.

Crainte à chaque sortie du fils.

Mais le ras-le-bol surtout, de craindre, d’avoir peur, la boule au ventre. Toujours. Oh, pas tant pour lui, mais pour la santé, la vie de son fils. Vous comprenez ? Mais ça, la justice, que voulez-vous, elle s’en fout.

Bon, ils ont bien déposé une demande pour changer de logement, de quartier, de ville, c’est plus vivable vous comprenez ? Partir. Ailleurs. Mais longue est la liste des prétendants pour un monde meilleur. Et puis, quand on n’a pas beaucoup d’argent, c’est pas facile, n’est-ce pas ?

Ce soir-là, comme d’habitude, avant de se coucher, papi prends ses médicaments pour lutter contre ses douleurs au dos : vertèbres usées. Forts, les médicaments, qui font mauvais ménage avec les somnifères, lui expliquera-t-on plus tard, à Fresnes. Troubles, blancs, pertes de repères. Des prises pour la nuit. Quand le monde dort. Oublie. Mais, tout cela, pour l’heure, la justice s’en fiche.

C’était un soir de trop, un coup de trop. Au visage. Le fils revient la lèvre en sang, l’oeil au noir. Le père voit rouge. Trouble. Des éclats de lumière. Tout va vite, s’enchaîne.Tout vole en éclats. Dans sa tête. Dans ses nerfs. Son cœur.

Un fusil. Parce que l’on doit se protéger soi-même dans la cité, vous comprenez ?

Papi fait sa résistance.

Et fonce.

Il en oublie son poumon. Son cœur. Au diable les années !

Il fonce. Les huit étages. Le trottoir d’en face. Face à toute cette racaille. On touche son flingue. Qui ? Tire. Mais que se passe-t-il ?

Blanc

Il ne se souvient de rien

Noir

La police se saisit de lui le lendemain. Au sortir d’un magasin. Comme un dangereux criminel. Matraque et ventre à terre. Papi. Sous les yeux du fils. Cris. Le cœur. Le cœur. Si fragile aussi. Arrêtez !

Mandat de dépôt. Menotté. Ecroué.

On sait jamais

Ce sera la maison d’arrêt de Fresnes. Au Grand Quartier.

« Ha ha ha ! Au quoi ??? Répétez voir ! »

Papi explose de rire, des mois qu’il n’a pas ri, quand je lui redis l’expression. « Moi, au Grand Quartier ?, minaude-t-il, Très versaillais ! ha ha ha ! Un rien petit palais et grand pavillon d’la Reine ! … En espérant qu’on n’me coupe pas la tête ! ».

Va pour le Grand Quartier, donc. Au premier étage.

Mais il y a tout un monde entre le Grand appartement du Roi et la piaule d’un taulard. Surtout à Fresnes. Quoique … : quelque chose des anciens marécages ? Pestilentiels. Insalubre le Grand Quartier : humidité, salpêtre, émanations diverses. Asphyxiant pour son poumon réduit à peau de chagrin. « J’avais l’impression de tout respirer, la cigarette, la drogue. Tout. Tout filtre à travers les murs. Nulle prise en compte de ma personne, de mon cas, de l’avis médical spécifiant l’interdiction de me mettre dans un lieu enfumé ! Mais ça, la justice s’en fout !

Et les rats ! Gros comme des chats ! Qui viennent se frotter à vos pieds ! Même pas peur qu’ils ont ! 

Et j’vous parle pas de la vermine, plein la literie, les puces, les cafards. A soixante-cinq ans, quand même …

Pourtant j’ai tué personne ! Juste blessé ! Une balle dans la cuisse, lui, connu de la police, qui nous pourrit la vie depuis des années dans la cité, en toute impunité ! Et c’est moi qu’on emprisonne ? Quelle justice ? ».

Voilà, Maud. Hier, tu t’interrogeais sur le manque de compassion de la justice face à cette femme violentée pendant des années, écrouée au préalable dans son silence. Terrorisée.

Souvent, au sortir de mes visites, je me demande s’il y a même une justice, quelle justice ? si l’homme d’ailleurs est humainement justiciable par ses semblables dont la vue est si parcellaire.

La Loi ….

Je ne sais, mais je me dis alors – ô, des mots bien naïfs – que bien avant le « Tu ne tueras pas », j’inscrirais « Tu ne harcèleras ni ne violenteras », sous quelque forme que ce soit, afin que la justice, plus, les services sociaux puissent intervenir en amont, sans attendre qu’il y ait mort d’homme, ni même tentative de meurtre. Bien avant l’irrémédiable

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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