Faire jaillir l’humain au coeur de l’inhumain : accompagner bénévolement des malades en milieu carcéral

_MG_1057Depuis quatorze ans (grâce à une convention nationale signée avec la pénitentiaire), des bénévoles petits frères des Pauvres rencontrent des personnes malades dans un hôpital particulier, dans un lieu de soins singulier doté de barbelés, de barreaux, de grilles, de sas, de portes massives avec judas, au penne bien lourd, aux clefs tout aussi lourdes dont le cliquetis tape vite sur le système ; un univers clos, métallique, froid, déshumanisé sinon déshumanisant : l’hôpital carcéral de Fresnes1.

L’EPSNF2, c’est environ quatre-vingt-dix lits répartis sur trois services : Médecine, Soins de Suite et de Réadaptation, Rééducation.

Sur signalements des soignants, voire des surveillants, des bénévoles dit d’accompagnement rencontrent DES personnes détenues dans leur chambre-cellule3(9m2 avec toilettes séparées par un demi petit muret4).

Accompagner des taulards … quels enjeux pour ce bénévolat qui ne va pas forcément de soi 5?

Ecouter : une présence inconditionnelle

Comme je le dis d’emblée aux personnes que je visite pour la première fois : « Bonjour, je m’appelle Delphine, je suis bénévole, c’est à dire ni médecin, ni psychologue, ni assistante sociale, ni avocate. Bref : je ne suis rien, ne sers à rien ! ». A rien pour faire avancer leur affaire.

En revanche nous sommes là, près à tout rencontrer, à tout écouter, à tout entendre, dans un temps offert, une écoute solidaire et fraternelle, inconditionnelle et restauratrice.

Qui rencontrons-nous ? En priorité, selon les critères petits frères, des personnes âgées de plus de cinquante ans, isolées, gravement malades, voire en fin de vie.

Or, que signifient concrètement ces critères en prison ? Nous visitons des personnes qui, en priorité, n’ont ni parloir (famille éloignée ou inexistante) ni promenade (refus par peur ou impossibilité physique), qui passent des jours, des semaines, des mois, voire des années enfermées dans leur cellule6, sans autre contact que celui du personnel. Des personnes qui viennent des quatre coins de France (malgré le développement des UHSI7), d’Europe (qui ne savent pas parler français), voire des DOM TOM, pour être soignées.

Des personnes atteintes de maladies graves, « communes » comme le diabète (provoqué, accentué, déréglé par la détention), et le cancer, mais aussi porteur du VIH (nombreux toxicomanes), d’hépatites, de grands blessés8 suite à une tentative de suicide.

Des maladies souvent propres à l’univers carcéral aussi : tuberculose, conséquences liées aux grèves de la faim.

Enfin, avec le vieillissement de la population carcérale : AVC, paralysies multiples, démence, Alzheimer, problèmes liés à la dépendance. Des personnes de plus de 80 ans, complètement séniles qui ne savent même plus pourquoi elles sont enfermées9. Avec, parfois, le problème posé de la fin de vie dans un endroit si peu ambiance palliative. Des personnes qui nous demandent parfois de devenir leur personne de confiance car elles n’ont plus que nous. Des vieillards décèdent encore en prison qui n’ont pu bénéficier d’une suspension de peine.

_MG_8873Qui sont-ils ? Qu’ont-ils fait ? Qu’importe … Qu’importe qu’il s’agisse de petits délinquants, de criminels, de pédophiles, de clandestins, de proxénètes, de violeurs, qu’importe l’inhumanité, la monstruosité des faits, le bénévole ne perd pas de vue l’homme, l’homme irréductible au mal commis. C’est ce coeur-là battant, résistant de notre mission. Et cela est sans appel, sans conditions.

Il s’agit de rencontrer des personnes vulnérables, fragilisées par la complexité de leur histoire, des personnes en souffrance, qui ploient sous les maux sociaux, physiques, psychologiques, spirituels, qui subissent une triple, voire la quadruple peine : la maladie, la détention, la vieillesse, la solitude (l’exclusion). Et plus d’un prisonnier vous dira que la pire de toutes les peines reste la solitude qui redouble l’exclusion sociale, l’exclusion humaine, de celle qui vous signifie depuis des années que vous n’appartenez plus au genre humain.

Aussi le bénévole ne fait-il rien d’autre que d’offrir temps, présence, écoute, gratuitement, inconditionnellement. Une écoute bienveillante, sans jugement, sans a priori, sans rigidité, qui permet une parole libre, une parole libérée de tout enjeu juridique, médical, libérée de tout interprétation. Et qu’importe s’ils nous roulent dans la farine, si « on se fait avoir ». Le bénévole offre une écoute emprunte de respect et de tendresse parfois. Il s’offre, prêt à tout recevoir, à tout accueillir, prêt à tout entendre des maux, de la souffrance comme des horreurs commises. Dans une écoute restauratrice, réparatrice, qui redonne, au moins le temps de la visite, le temps du « Bonjour monsieur, merci monsieur pour votre accueil, au revoir monsieur », respect, douceur, dignité, humanité. Nous le savons, par-delà les corps souffrants, ce sont la présence, l’écoute, le regard, le toucher qui font l’homme, qui le relève et le fortifie.

Ainsi, un détenu muet, à moitié paralysé à la suite d’une tentative de suicide composera, avec son index, la phrase suivante sur son abécédaire, après avoir poussé un cri, comme une bête blessée, après avoir longuement pleuré : « Je suis un monstre et vous venez me visiter ». Un autre affirmera, à travers ses larmes : « Je n’y crois pas, il faut que j’aille en prison pour découvrir ce qu’est l’amour », parce que lui, le braqueur de bijouteries, le tueur de vieilles gens, ne pouvaient comprendre qu’un bénévole, malgré sa semaine de travail chargée, malgré sa famille, prenne de son temps, pour rien, pas un kopeck, le samedi matin qui plus est, malgré le lever à six heures et les 3 heures de transport en commun aller-retour, pour venir le visiter lui, le meurtrier, le monstre, le moins que rien.

Collaborer : prendre soin, différemment, mais ensemble

Une forme de présence, une façon de regarder, une qualité d’écoute, de parole – par la disponibilité, l’ouverture d’esprit et de cœur, l’attention, la bienveillance, l’accueil, la confiance, le respect, la délicatesse, l’estime, le non jugement, l’empathie, le tact requis – qui participe du prendre soin psychologique et spirituel du patient, de son être, dans sa globalité.

L’équipe médicale, avec qui nous avons noué un partenariat fort, l’a très bien compris. Reconnaissant et notre savoir-faire/être spécifique, et notre utilité et les bienfaits apportés aux malades – bienfaits dont ils sont aussi les bénéficiaires par ricochets -, ils nous considèrent aujourd’hui comme des acteurs à part entière des soins prodigués à la personne.

_MG_8911Aussi, loin de se borner aux seuls signalements des patients à rencontrer, ils n’hésitent plus à partager, dans un climat véritable de confiance et d’estime réciproques, le fameux « secret médical », ou information judiciaire, si besoin est, pour nous protéger ou pour le bien du malade. Et inversement, quand cela est nécessaire, quand il y a question de vie ou de mort, le bénévole (le seul à qui le détenu accepte parfois de parler, de se confier) partage certaines informations « confidentielles ». Ainsi, par exemple, ne serait-ce que pour ces derniers mois, les soins auront pu être ajustés, du fait du partage judicieux, éthique, complice (!), en confiance, de certaines informations liées au refus de soin, à une grève de la faim, au projet d’une tentative de suicide. Trois vies sauvées du fait d’un travail, d’une collaboration de concert, en équipe, intelligente, entre postures et écoutes croisées, spécifiques et complémentaires.

Oeuvrant au bien-être des patients depuis des années, sur le même terrain, chaque partenaire du soin, dans la relation à la personne détenue malade – bénévole, soignant, surveillant, voire homme de ménage ! – connaît, reconnaît, appelle l’autre dans ses savoir-faire et savoir-être spécifiques sur lesquels il sait pouvoir compter10. Des équipes elles-mêmes fidèles et soudées depuis des années. Et quelle force cela procure à chacun !

Aujourd’hui, de façon exemplaire, il s’agit de faire corps entre nous, de la petite équipe petits frères à l’équipe soignante, en passant par l’équipe pénitentiaire, il s’agit, sans conteste, pour chacun des membres, de faire corps, ensemble. Pour prendre soin et accompagner au mieux. En prenant en compte tous les maux, tous les mots.

Le paradoxe veut que, dans cet univers on ne peut plus inhospitalier, se vivent des rencontres, des histoires, des liens entre personnes d’une grande fraternité, d’une grande humanité. Jusqu’à se réjouir ensemble de la libération d’un patient, ou pleurer ensemble à l’annonce du décès d’une personne accompagnée depuis des mois, des années.

Outre les échanges avec les soignants, les bénévoles participent également aux différentes instances de l’hôpital – CSMI11, CA12, CRUQPC13, groupe de réflexions éthiques interdisciplinaires. Et, afin de faciliter les suspensions de peine pour les personnes dont l’état de santé n’est pas compatible avec la détention, l’association est partenaire d’hébergements post-carcéraux.

Aujourd’hui, le temps paraît loin où certains surveillants nous demandaient : « Vous n’avez rien d’autre à foutre, par ce beau soleil, que de venir visiter des gens pareils ? ». Bénévoles, soignants, surveillants, détenus, nous goûtons tous la force d’un travail en symbiose, d’un partenariat riche et fécond, d’un partenariat qui fait désormais histoire …

Créer : témoigner et alerter

Quand les petits frères ont commencé à accompagner dans ce lieu clos, oppressant, froid, déshumanisant, ils rasaient les murs pour ne pas se faire remarquer tant ils étaient incompris, mal vus. On n’aurait jamais imaginé, encore moins osé rêver un partenariat aussi fructueux, florissant. Avec, entre autres fruits collectifs, récoltés :

– Des communications à deux voix entre médecin et bénévole pour témoigner de notre collaboration dans le prendre soin de la personne dans une dynamique palliative (à développer dans ces autres lieux clos que sont les USLD et les unités fermées Alzheimer)

– Une opération carte de vœux à chaque nouvelle année, à laquelle nombre de patients sont sensibles, pour qui nous sommes la seule famille.

– La participation au financement d’un jardin thérapeutique pour aider, entre autres, à la rééducation.

– La réalisation d’un film documentaire sur notre bénévolat, Une présence inconditionnelle, de Yan Proefrock, réalisé à partir d’interviews de détenus, de soignants et de surveillants.

IMG_0846– Et surtout, la réalisation d’un recueil de témoignages interdisciplinaires, publié ce mois-ci aux éditions Glyphe, Les don Quichotte de l’espoir, un recueil à plusieurs voix, regards croisés comme autant de miroirs sur ce vivier de rencontres exceptionnelles entre nous tous, bénévoles, soignants, détenus et surveillants, qu’est l’EPSNF.

Un recueil qui vous offre, à vous, un regard, une écoute, celle de nous tous, de l’intérieur, susceptible de faire bouger vos représentations ; un recueil propre à redonner dignité et un peu d’humanité, à restaurer socialement ceux que nous plaçons en marge, pour ne pas dire abandonnons.

Un recueil émouvant qui rend compte de cette attention à l’autre, du soin (curatif et psychologique) porté à l’autre, avec, à cœur, et au cœur de chacun, ce souci, en dépit des maux, de guérir, d’accompagner, de relever coûte que coûte l’Homme, jusqu’au bout de sa peine, de ses peines.

Un recueil, enfin, dans l’espoir d’essaimer notre action et la qualité de notre partenariat dans les autres hôpitaux et UHSI.

Pour terminer, je voudrai dire qu’au-delà de toutes ces créations exaltantes, exceptionnelles, il est des créativités hebdomadaires, plus humbles, qui passent quasi inaperçues : les plus difficiles à réaliser cependant. Des petites créativités, dans l’approche, dans la rencontre de l’autre souffrant, de l’autre mourant, qui résultent d’un regard, d’une écoute, d’un toucher, toujours renouvelé, toujours frais, toujours vivant, qui porterait toujours le sceau émerveillé de la première fois, qui porterait toujours, dans le cœur de la présence, dans le cœur du souffrir, au cœur-même du mourir, une plénitude d’être au monde, une plénitude de se sentir homme, femme, respecté, accueilli, de se sentir, le temps d’un sourire, plus papillon que chrysalide, dans une ultime fragrance d’humanité14.

Affiche sfaP

Affiche sfaP

Communication pour le 22ème congrès national de la sfaP15

« De l’impossible vers les possibles … : créer, innover, permettre »

Dijon, vendredi 17 juin 2016

1 Un bénévole intervient aussi aux Beaumettes à Marseille, quatre à la Maison d’arrêt de Nanterre (action classique animation), un à l’Unité Hospitalière Sécurisée Interrrégionale

2 Etablissement Public de Santé National de Fresnes

3 Les bébévoles d’accompagnement diffèrent des visiteurs de prison attachés dans le suivi, en vue de la réinsertion, d’une personne en particulier, rencontrée au parloir

4 … qui ne suffit pas toujours à garantir l’intimité de la personne puisque plus d’une fois le surveillant m’ouvrit la porte alors que …

5« Quoi ? Tu vas visiter des gens qui ont fait le mal ? », « Tu penses un peu aux victimes ? », « Tu vas choper toutes les saloperies ! »

6 Les seuls déplacements sont ceux liés à la douche, aux séances de kiné et d’ergo, aux examens médicaux ou convocations judiciaires

7 Unité Sécurisée Hospitalière Interrégionale

8Tels une « gueule cassée », accompagnée depuis 4 ans. Je me souviens des premiers mois, difficiles, des premières visites d’acclimation, nécessaire pour apprivoiser le regard, de ce visage muet, défiguré, sans nez, borgne, « monstrueux »

92013 : 3, 5 % des détenus âgés de plus de 60 ans, fois 2 en 15 ans

10Une soignante m’expliqua qu’un dimanche, ayant un peu de temps, elle avait voulu faire comme nous, écouter un malade qui avait besoin de parler. Elle est ressortie au bout d’1h30, complétement ébranlée, en se demandant comment nous faisions : « plus jamais ça ! ».

11Commission des soins médicaux infirmiers

12Conseil d’administration

13Commissions des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge

14Mise en parallèle de l’ultime scène de la lavande dans Ma compagne de nuit d’Isabelle Brocart, projeté mercredi en préambule au congrès, avec mon « homme à la violette ».

15Société française d’accompagnement et de soins palliatifs

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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