Homme, inconditionnellement, tu seras

IMG_0358-2 Si Les petits frères des Pauvres visitent des détenus à l’EPSNF1 et à l’UHSI2 de la Salpêtrière depuis plus de dix ans, ce n’est pas au même titre ni porteurs de la même action que les visiteurs de prison. Si ceux-ci assurent en effet le suivi personnalisé d’un détenu qu’ils peuvent aider dans leurs démarches, en vu de leur réinsertion, le CPIP3 se chargeant d’affecter un visiteur au détenu qui en fait la demande, les bénévoles d’accompagnement pfP4 sont, eux, plus en retrait, moins dans l’action, dans les démarches : ils assurent des visites basées essentiellement sur l’écoute, auprès d’un nombre variable de patients rencontrés, dans leur chambre-cellule, sans que ceux-ci en fassent forcément la demande, rencontrés au bon vent des signalements de l’équipe soignante. D’aucuns diront que, somme doute, s’ils ne font rien d’autre que discuter, ils ne servent pas à grand chose …

J’avais envie aujourd’hui de revenir sur le titre du film documentaire de Pröfrock, Une présence inconditionnelle, et de vous livrer une réflexion toute personnelle, amusée, mi-figue mi-raisin de mon expérience.

Amusée, je le suis par le qualificatif par trop élogieux : « inconditionnelle » qui auréole le bénévole d’un tour assez flatteur propre à nous présenter comme des surhommes, dotés d’un cœur d’or et d’une générosité sans limites, et, en ce temps de Carême, j’ai presque envie de glisser sous la table tant cela manque sacrément d’humilité … Et comme je ne me suis pas rendue ce matin à l’hôpital, du fait que, faut pas pousser quand même, je suis là, parmi vous cet après-midi, je me dis que moi, en tout cas, j’en suis bien loin, très loin …

« Inconditionnelle », donc, notre présence ? Pour moi, cela ne va pas de soi : assurer une présence inconditionnelle dans un univers on ne peut plus conditionnel, soumis à moult conditions … cela relève de la contradiction, du paradoxe, tant, loin de visiter les détenus en toute liberté (et Dieu sait que j’en ai parfois rêvé, comme d’apporter d’inoffensives crêpes Suzette de Mardi gras à une détenue qui en salivait rien que d’y penser), nous nous heurtons et aux conditions de l’Association (à chacun son jour de visite, pas d’initiative personnelle, faire équipe, ne pas toucher les prisonniers, principe de laïcité), et aux conditions de la pénitentiaire (ne communiquer ni nom ni adresse personnelle, ne pas conserver de liens avec un détenu en dehors de l’établissement), et aux conditions du médical parfois (principes de précaution en isolement).

Aussi, quelle conditionnelle pour le bénévole ?

Une action sous conditions

D’abord, n’accompagne pas à l’hôpital carcéral qui veut :

– Une Convention nationale a été passée entre l’Association et l’établissement pénitentiaire afin de définir les conditions de nos visites (jours, horaires, modalités)

– Au sein de l’Association, on demande que le bénévole ait une expérience d’accompagnement de six mois au moins dans un autre service hospitalier, période durant laquelle il suit plusieurs formations

Ensuite, je n’oublierai jamais le papier signé à mon arrivée à l’hôpital, papier relatif aux interdits, dont la sacro-sainte loi bien connue de l’ensemble du personnel : « Entrer les mains vides, sortir les mains vides », source parfois de bien des frustrations :

– quand un jeune vous demande des manuels de français pour ne pas perdre son temps, mais l’occuper en apprenant,

– quand un autre vous demande des timbres pour pouvoir suivre une formation par correspondance,

– quand un mourant vous demande de lui apporter la Communion parce que l’aumônier est débordé,

– quand d’autres, indigents, vous demandent des vêtements car ils n’ont rien d’autres que la blouse d’hôpital à se mettre sur le dos,

– quand un homme, une femme, pardon … un ou une détenu(e) fond en larmes et que vous ne pouvez les réconforter de vos bras

– quand d’autres, encore, voudraient vous offrir des gâteaux cantinés, des dessins, un vêtement souvenir, que vous êtes obligés de refuser – un refus très dur à formuler quand on a conscience que c’est le don, justement, qui fait l’humanité, que c’est par le don qu’on devient Homme : il est souvent des frustrations humainement difficiles à avaler et qui nous font, parfois, pousser des coups de gueule et forcer les portes des conditions imposées et par la pénitentiaire et par l’Association pour cadrer rôle et action, pour nous sécuriser.

Non … pour sûr, je ressors souvent de la prison avec tellement de frustrations, sinon de colère, un tel sentiment d’impuissance et d’avoir fait si peu, si peu quand il y a tant à faire, que notre action me paraît loin d’être « inconditionnelle ».

Une rencontre, ès humanité, sans conditions

… des coups de gueule, parfois, car ce type de bénévolat peine, vraiment, à se satisfaire des simples étiquettes-rôles d’un bénévole visitant un prisonnier ; des coups de gueule qui mettent en mouvement, engagent, sont à l’origine d’initiatives parfois audacieuses du fait d’une personne irréductible à sa casquette de bénévole qui va, malgré et parfois au-delà des conditions, par-delà les conditions, le cadre, la règle, rencontrer, sans conditions, un homme, une femme, vulnérable, malade, pauvre d’entre les plus pauvres, irréductible à son numéro d’écrou. Parce que notre bénévolat est sensible, que, le plus souvent, nous communiquons via une langue portée moins par la raison que par nos tripes.

Ainsi, ponctuellement, par extraordinaire, pour donner quelques exemples :

– La Communion aura été apportée au malade à l’agonie

– Des manuels scolaires, romans et ouvrages en différentes langues à la bibliothèque

– Des timbres pour permettre une formation par correspondance

– Des habits pour pouvoir, pendant l’hiver, aller en promenade

Ainsi, outrepassant sa mission première :

– Un bénévole se fera personne de confiance pour transmettre les dernières volontés d’un mourant,

– Un autre, assurant le suivi d’un détenu, jusqu’au bout, ira se recueillir sur ses cendres en Bretagne

– Un autre rendra une ultime visite à un mourant sur une autre tranche horaire, un autre jour que le sien.

– Un autre aura envoyé quelques cartes de vœux pour soutenir le moral de quelques personnes sans famille, initiative débouchant sur une action de Noël pour tous les détenus accompagnés

Que sais-je encore … Autant de situations de crise, de cas de force majeure qui explosent ponctuellement le sacro-saint cadre pénitentiaire, les règlements associatif et carcéral, les conditions posées. Permettant aussi au cadre de bouger, de s’assouplir, de s’ajuster dans un jeu subtil d’équilibre entre obéissance, liberté et confiance.

Une écoute inconditionnelle

Cependant, ces coups de gueule, d’éclat, de crise restent fort heureusement rares, sinon Association et pénitentiaire seraient sens dessus dessous !

Pour ce qui est des visites classiques, hebdomadaires, de notre présence, à l’intérieur du carcan carcéral, loin des coups de gueule évoqués, c’est plutôt tout le contraire : le bénévole n’est presque rien, se fait tout petit rien pour déranger a minima surveillants et soignants. N’en déplaise à certains détenus d’ailleurs, il ne sert à rien : il ne peut rien faire pour eux et il n’est au courant de rien ! Il ne dit même quasiment rien.

Le bénévole n’est qu’oreille, tout ouïe, pauvre et simple écoute. Une écoute qui se veut accueillante, bienveillante, et là … sans conditions (sociale, pénale, générationnelle, médicale et surtout morale).

Accompagner des détenus n’est pas chose aisée à témoigner, souvent peu comprise de la société hors les murs : « Comment ? Tu vas voir des gens qui ont commis le mal, tu n’as rien d’autre à f…. ? Et pourquoi ne pas vous occuper plutôt des victimes traumatisées ? Une demi journée passée pour aller voir des sal… ? Malades en plus ? Mais y vont te contaminer avec leurs saletés ! N’ont que ce qu’ils méritent ! ».

N’ont que ce qu’ils méritent … Hé bien justement, accompagner des détenus en prison, c’est, pour le bénévole, se rendre d’abord et uniquement présent à un homme, à une femme. C’est l’écouter, indépendamment de tout mérite, libéré de tout critère, libéré de toute morale car l’homme, la femme, auquel nous faisons face est irréductible au mal commis ; c’est offrir une écoute sans jugement ni a priori ; c’est la force de pouvoir tout, tout entendre, tout écouter, sans conditions, sans limites, des souffrances et des horreurs commises ; c’est se rendre totalement disponible pour rencontrer l’autre, tel qu’il est, là où il en est ; c’est ressentir les angoisses de l’autre, être remué parfois jusqu’aux entrailles ; c’est accueillir le poids des mots, le choc des faits parfois, de l’imaginaire souvent ; c’est traverser des vies blessées, des vies meurtries, des vies brisées, des vies haineuses ; c’est pleurer parfois avec, c’est aider à porter, un temps durant.

Parce que nous ne sommes pas des « professionnels», ne savons rien, ne pouvons rien, parce que l’écoute est gratuite, sans conséquence, sans intention ni orientation juridique, médicale, psychologique, les détenus se laissent aller à une parole libre, libérée de tout jugement, de tout regard, de toute orientation, intention, au profit de la seule attention. De la seule rencontre. De la seule parole, présence, faite partage. Ils peuvent être sincères comme nous rouler dans la farine, qu’importe, la seule importance étant qu’ils vident leur sac – à moindre charge ensuite pour le personnel soignant.

C’est du pas grand chose qui se vit dans l’inconditionnel moral et temporel, et c’est beaucoup pour nombre de détenus qui souffrent physiquement, moralement et socialement, portant cahin-caha leur triple peine (détention, maladie, solitude, voire aussi indigence).

sangPour les Chrétiens, est « inconditionnel » l’amour de Dieu pour l’humanité. C’est l’amour agapé, de charité, qui se donne gratuitement, sans mérite, sans rien attendre en retour. Je ne sais si l’on peut parler de relation d’ « amour » ici, déjà que nos visites sont encore trop souvent mal perçues … Je ne vous citerai pas le Sermon sur la montagne, mais la parole d’un détenu – lui comme d’autres, souvent impressionnés, complètement scotchés (surtout quand ils ont braqué une bijouterie, assassiné pour de l’argent) quand vous leur dites que non, on n’est pas payé pour venir les voir, pour les écouter une voire deux temps de parloir, qu’on est là pour eux, rien que pour eux – un détenu donc, ému aux larmes, après avoir évoqué sa vie brisée dès l’enfance, ne cessait de répéter : « Bon sang je n’y crois pas, je n’y crois pas, il faut que je vienne en prison pour découvrir ce qu’est l’amour », parce que quelqu’un laissait sa famille, après une journée de boulot, pour venir le rencontrer, lui, l’assassin, malgré les trois heures de transport en commun, venait l’écouter, tout écouter, des choses tellement pas drôles, et ce, gratuitement : oui, il n’y croyait pas, c’était l’une de ces fois, rares fois dans sa vie, où il existait, avec considération, dignité, pour quelqu’un, dans le regard duquel il se voyait indubitablement, pleinement, inconditionnellement homme, malgré le mal commis.

Un autre, encore, de pleurer car il ne comprenait pas pourquoi les bénévoles venaient le visiter, lui, « le monstre » …

Sans conditions … A l’instant de la visite qui nous met en présence, fi du passé, fi du passif. J’ose reprendre les mots de st Paul et affirmer, qu’à ce moment-là, il n’y a plus ni détenu, ni malade, ni vieux, ni mourant, ni bénévole, ni mal, ni bien … n’y a rien d’autre que deux êtres humains qui se rencontrent, deux pas grand-chose – eux parce qu’ils ont fait le mal, nous parce que ni pro ni payés : 0 valeur.

Et dans ce pas-grand-chose, le temps de tailler une bavette, nous formons, entre des murs déshumanisants, si peu propices à la rencontre, une paire improbable d’humainsnité : compères parfois complices en verbe, jusque dans le silence, produisant du bien(être) pour quelques instants, par-delà les maux.

Parce qu’ils sont hommes, inconditionnellement, jusqu’au bout.

Samedi 12 mars 2016

Communication pour la Fraternité du  Bon Larron

Week-end national sur les prisons

« Souffrances dans les prisons, et autour »

1Etablissement public de santé national de Fresnes

2Unité hospitalière sécurisée interrégionale

3Conseiller pénitentiaire d’insertion et de probation

4Petits frères des pauvres

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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2 réponses à Homme, inconditionnellement, tu seras

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