Ces choses-là


Boumbouaka, Togo

OLYMPUS DIGITAL CAMERADimanche 26 octobre 2014

« Tu comprends, là, je n’ai pas pu filmer, je n’ai pris aucune photo. Je ne me sentais pas de le faire. On ne photographie pas ; on ne filme pas ces choses-là.

– Oui. Tu as raison. Je suis bien d’accord avec toi. Ca ne se fait pas, ça ne se montre pas »

Paris,

Dimanche 2 novembre 2014

Cher Maolé,

Retour et première nuit en France.

Je me lève comme je me suis couchée : en pensant à toi. Et à tous les Maolé rencontrés dans ton Centre dont je ne connaitrais jamais les prénoms.

C’était il y a huit jours, au fort de la chaleur équatoriale, sur le coup des douze heures, après une messe colorée, dansée, chantée, frappée au rythme des percussions africaines. Entre une « causerie » sur St François de Sales, sous l’apatam1 des frères franciscains, et la visite d’une paroisse de brousse. Entre. Le temps d’un coup d’oeil. Histoire de voir.

On ne s’attarde pas sur ces choses-là.

Pieds bots, unijambistes, membres raccourcis, poliomyélite. Corps tordus, déformés, appareillés. Des enfants, en plus. Des béquilles de bois, de grosses chaussures orthopédiques, des bandages décollés par la moiteur et le sable, des plâtres vieillis.

Ca vous retourne les tripes, ça vous met mal à l’aise : on détourne l’appareil photo, la caméra, les yeux de ces choses-là. Imprenables, immontrables. On n’est pas des voyeurs, non. La grille du « Centre d’enfants en situation de handicap » se referme derrière nous. N’y a rien à dire. Même au coeur de nos silences confus, gênés. Apitoyés.

On ne commente pas ces choses-là.

Ce soir, mes photos défilent sur l’ordinateur en mode diaporama afin d’en choisir une pour le journal de la Paroisse. Que montrer à nos Salésiens ? Qui montrer ?

Passent en continu sur mon écran de rares hommes outillés d’une daba2, beaucoup de femmes au port altier avec leur pagne coloré, portant ferme sur la tête une bassine remplie à ras bord de bananes, d’ignames, de papayes ou de farine de mil. Mais surtout des enfants. Enormément d’enfants saisis par mon oculaire photographique, au milieu des herbes hautes de la savane, dans une école ou un dispensaire de brousse, empoussiérés dans les ruelles ensablées de latérite rouge. Des visages sérieux, posés, sinon fermés, voire timorés. S’ouvrant parfois. A apprivoiser. Et des regards. Beaucoup de regards qui vous questionnent – qui êtes-vous, vous l’Etranger, le Blanc au milieu des Noirs ? Que faites-vous ? Pour quoi ? De gros points d’interrogation à la place des billes.

C’est alors que, oh, mon Dieu, je tombe sur une photo de toi, Maolé, et de tes camarades. Je me souviens : c’était en fin de visite, dans ton Centre pour handicapés, j’étais à la traîne, ralentissant le pas au fur et à mesure que j’évoluais de pièce en pièce, avant de tomber sur vous tous, en bout et de l’autre côté du bâtiment. J’avais le coeur gros en pensant à l’un de tes frères, alité des années durant sur son lit de souffrance. A cet autre, dont le crâne avait doublé de volume sous l’emprise de l’eau. A cet autre encore, albinos, replié sur lui-même en position foetale, terré dans un coin. Et à ce petit être malingre, les membres frêles, paralysé, couché, lui aussi, des jours durant sur une natte. Sans télé ni radio, sans jeux ni livres pour meubler le temps, passer l’attente.

Des innocents. Analphabètes. Des pauvres de corps et d’esprit. Ecartés.

Le coeur vrillé par l’émotion, me jugeant de trop dans ce cadre, ne sachant que faire ni que dire, j’ai rengainé mon Lumix. Gauche, maladroite, c’est moi qui me suis « posée », sous vos regards photographiques, comme sous le tien, Maolé. Au-delà de mon désarroi, c’est vous qui m’avez saisie sous vos flashs de grâce. Oui, ni plus ni moins : contrairement aux autres enfants, sans vous questionner, d’une claudication joyeuse, d’un sourire ailé, d’un jet de regard lumineux, vous vous êtes précipités dans ma jupe, dans mes bras, dans mes yeux. Littéralement. Radieux de ma visite, d’une pause exotique dans votre monotonie. Présences à l’état pur, tout à la joie de la distraction offerte, malgré la pauvreté de mes mots, de ma parole arrêtée, limitée, si peu vivante. Sans compter mes cadeaux inappropriés : des ballons et des stylos pour toi, entre autres, qui ne pourras jamais ni courir ni écrire.

Plus : c’est vous qui m’avez comblée d’une poignée d’arachides, qu’une jeune fille était OLYMPUS DIGITAL CAMERAen train de griller dans sa marmite. Alors, en retour, bien m’en a été inspiré, j’ai fait le clown, j’ai fait l’enfant, un sketch avec force grimaces autour de cacahuètes si chaudes qu’elles me brûlaient les mains et la langue ! Vous étiez morts de rire.

Alors j’ai pris des photos, de toi et de tes camarades, montrées à chacun d’entre vous. Pour (vous) montrer, (vous) révéler cette joie qui vous illuminait alors, votre belle espièglerie. Pour garder souvenir, aussi, de chacun de vos visages, de notre précieux éclat de rire. De ce moment de vie. Aussi humble et estropié soit-il.

Mais également pour partager : parce que, ces choses-là, sont aussi à partager.

Delphine

P-S : Il n’est qu’à contempler les sourires de vos regards pour comprendre pourquoi Saint Louis Orione considérait votre Maison comme la perle de ses oeuvres

1Apatam : Sorte de tonnelle arrondie avec un toit de chaume

2Daba : Sorte de houe à manche court

A propos Delphine Dhombres

Née en 1975. Oblate bénédictine, bénévole d'accompagnement Petits Frères des Pauvres à la prison de Fresnes, catéchiste, coordinatrice du Dialogue interreligieux (paroisse Saint-François de Sales, Paris XVII) & professeur de Lettres modernes en banlieue parisienne (92).
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